Comme nous l’avons vu, au début du printemps 1864, les Mthelith (de l’Aradh), les Zlass (du Kairouanais), les Majer et les Fraichichs (qui campaient dans le voisinage de la frontière algérienne) se révoltaient.
Cette révolte, avions-nous dit, couvait, en fait, depuis des années. En effet, les Bédouins avaient mal pris les transformations introduites par Mohamed Essadok Bey dans la vie de la Régence. Et la constitution de 1861 s’était traduite pour eux par la conscription générale et la création de tribunaux qui éloignaient, en fait, la justice du justiciable. Entre autres choses.
Et voilà que par-dessus le marché, sur les conseils de Mustapha Khaznadar, le Bey double l’impôt de l’Iana (الإعانة), autrement dit la Mejba.
El Mejba, nous apprend Mahmoud Bouali, existait bien avant le XIXe siècle, puisque le chroniqueur Mohamed Seghir Ben Youssef, de Béja, en parle ; elle était exigée de tous ceux que désignait l’épreuve de la ficelle : « On mesurait, notait Paul Bernard, avec une ficelle double, le tour du cou du jeune homme, lequel prenait, ensuite, entre ses dents les deux extrémités de la ficelle dédoublée et dont la boucle ainsi formée devait pouvoir passer par-dessus la tête du candidat au jeûne et à l’impôt.
C’est Ali Ben Ghdhahem qui prit la tête de l’insurrection. Au courant du mois de mai, Sfax, puis Sousse, puis Jerba se joignirent au mouvement.
Presque partout, les caïds et autres agents du Makhzen avaient dû s’enfuir. L’agha du Kef, le général Farhat, qui avait tenté de résister à la tribu des Ounifa, fut tué le 16 avril 1864.
Le gouvernement décida, alors, d’expédier l’armée du général Roustom au Kef afin de châtier la tribu responsable de la mort du général Farhat.
Et pendant que le général Roustom pacifiait la région du Kef, Mustapha Khaznadar constitua une deuxième armée sous le commandement d’Ahmed Zarrouk qui quitta Tunis pour le Sahel le 29 août.
Ahmed Zarrouk était gouverneur du Jerid. Or, prévenu par les notables des Hamama que ses administrés lui réservaient le même sort que le général Farhat, il refusa de rejoindre son poste lorsque l’insurrection prit de l’ampleur car le Bey était incapable de mettre à sa disposition une escorte armée suffisante.
Sur Ahmed Zarrouk, il existe, en fait, peu de documents. Citons, notamment, « Les origines du protectorat français en Tunisie», de Jean Ganiage, « l’Insurrection de 1864 en Tunisie » de Bice Slama et « Insurrection et répression dans la Tunisie du 19ème siècle, la Mehalla de Zarrouk au Sahel (1864) » de Khelifa Chater, sans parler, cela va sans dire, de l’ouvrage absolument indispensable d’Ibn Abi Dhiaf, « EL Ithaf » !
Ahmed Zarrouk était un esclave affranchi de Larbi Zarrouk Khaznadar, ministre de Mahmoud Pacha Bey (1814-1824) qui provoqua la chute d’Abou-l-Mahassen Youssef Saheb Ettabaa.
Après la disgrâce et l’exécution de son maître, Ahmed Zarrouk entra au service du Bey du Camp, Husseïn. Il épousa sa fille, Zneykha (زنيخة), une princesse très influente. Les Beys M’hammed et Mohamed Essadok étaient donc ses beaux-frères.
Il était donc tout à fait normal qu’il gravît tous les échelons de la carrière militaire, il allât, en un temps record, de promotion en promotion et ne cessât de s’élever dans la hierarchie : en 1843, il est agha du Jerid avec le grade de alay-amin ou major, responsable du contrôle des levées d’impôts dans les oasis.
En 1847, il est promu émir alay (colonel) et nommé caïd du Jerid puis celui des Hammama. Il assurera, par ailleurs, le commandement de la Mehalla aux lieu et place du Bey du Camp. Puis il est nommé conseiller et garde des sceaux de Mohamed Essadok Bey, alors Bey du Camp.
En 1859, il est nommé émir-lioua (général de brigade), puis commandant en chef des spahis puis (en 1861) émir-oumara (général de division), enfin membre du grand-conseil prévu par la Constitution de 1861.
Khelifa Chateur nous apprend qu’il n’a pas trouvé trace de lettres écrites de la main de Zarrouk. Tout au plus, écrit-il, se contentait-il d’apposer sur sa correspondance une signature assez maladroite. Zarrouk a, sans doute, appris à lire et à écrire, mais sa « formation » fut avant tout celle d’un autodidacte formé par l’exercice du pouvoir en tant que caïd, chef de « mehalla » et plus tard ministre.
Chargé de pacifier le Sahel, Zarrouk se signalera par la sévérité de sa répression.
Le 8 octobre 1864, il fit une entrée triomphale à Sousse suivi des prisonniers enchaînés et de nombreux soldats (déserteurs) désarmés. Dans tous les villages, ses ordres sont diffusés : tous les habitants du Sahel doivent comparaître en apportant leurs armes à Sousse. Soldats et notables sont convoqués.
La répression est terrible et impitoyable. Vieillards et femmes qui n’avaient pris aucune part au soulèvement sont soumis à la torture. Zarrouk donne l’ordre de pendre et de fusiller les chefs de la révolte « Ce ne sont pas des prisonniers de guerre, affirme-t-il, et le feu de la sédition ne peut être éteint que par le spectacle de leur supplice ».
Tous les soldats sont internés et envoyés à Tunis. Le 23 octobre 1864, ils arrivent comme des prisonniers de guerre.
Citons Mme Bice Slama. « Rien ni personne n’est épargné, pas même les villages comme Ksour Essaf et El Jem, restés fidèles au Bey, pas même les militaires qui en avaient été déclarés exemptés.
Une amende spéciale, la Khetia خطيّة , frappe les propriétaires compromis pendant l’insurrection : elle rapportera plus de 4 millions de piastres. Les moyens les plus ignominieux sont utilisés pour les dépouiller de leurs richesses : on les arrête, on les torture, on narre dans le Sahel que le général allait jusqu’ à les faire descendre dans des silos et suspendait au-dessus d’eux des serpents en menaçant de les laisser tomber ; on menace de violer, on viole les femmes sous l’œil des pères et des maris, enchaînés qui acceptent de payer pour empêcher cette honte ou pour la garder secrète ».
Mais Zarrouk ne s’en tient pas là ! Il ne se contente pas de frapper, de fusiller, de pendre. Ce qu’il veut, c’est de l’argent. La population du Sahel va payer à prix d’or sa résistance à la politique du Bey. Ce dernier a besoin d’argent pour habiller et nourrir les milliers de vétérans du Sahel. Il doit surtout payer les intérêts de la dette publique.
Les Sahéliens doivent tout vendre : maisons, olivettes, mobilier de famille. D’effroyables trafics livrent la population aux commerçants et aux banquiers véreux européens et juifs dont certains ne sont que des prête-noms ou des associés du gouvernement beylical. Les habitants du Sahel empruntent en hypothéquant leurs propriétés et leurs bijoux à des taux pharamineux.
Zarrouk pousse la sollicitude jusqu’à indiquer aux contribuables des prêteurs qui leur permettraient de payer leurs taxes moyennant un intérêt de 40% par an.
Après avoir réquisitionné armes et chevaux, Zarrouk offrait aux habitants de les racheter.
En un mot, Zarrouk sèmera tellement la terreur au Sahel et sa Mahalla y laissera tellement de souvenirs de cauchemar qu’on souhaitait, longtemps après, à quelqu’un à qui l’on veut du mal « ira Ahmed Zarrouk fi darek يرى أحمد زروق في دارك»(puissé-je voir Ahmed Zarrouk dans ta maison).
Voici ce que rapporte à ce sujet Mohamed Salah Mzali dans son ouvrage « Au fil de ma vie » :
Plus tard, j’ai eu l’occasion de lire sous la plume du Directeur des Finances, Ducroquet, un détail tristement pittoresque qui montre à quel degré de profonde misère ont été réduites les bourgades occupées par la mehalla d’Ahmed Zarrouk. Près de trente ans après les événements, un rapport d’inspection signalait l’existence, à Békalta, de maisons sans portes.
Les propriétaires avaient tout vendu, jusqu’aux portes de leurs masures, pour se libérer des lourdes charges qui leur avaient été imposées, et ils n’avaient encore pu se relever du coup qui leur avait été asséné. Je ne sais s’ils ont trouvé une consolation suffisante dans les manifestations de la justice immanente qui n’a pas épargné, à leur persécuteur, les revers de fortune.
A son tour, Ahmed Zarrouk a, en effet, connu la gêne, une gêne proche de la misère. Il est mort sans être parvenu à libérer sa propre maison, hypothéquée entre les mains des Bessis.
(A suivre…)
Moncef CHARFEDDINE
Tunis-Hebdo du 06/05/2019