Tunis Hebdo | L’interview accordée par le nouveau chef du gouvernement d’union nationale, Youssef Chahed, dans laquelle il s’est adressé au peuple tunisien, a été diversement appréciée par les observateurs.
Ces derniers, dans leur écrasante majorité, ont exprimé leur satisfaction quant à l’aspect « communication » du Chef du gouvernement qui tranche avec son prédécesseur, lequel n’arrivait pas à se « faire bien entendre, et n’arrivait pas à transmettre son discours de manière claire ou limpide ».
Avis mitigés
Ceci sur le plan de la forme. Maintenant et sur le fond, les avis sont plutôt partagés pour ne pas dire mitigés.
Car le discours développé par Youssef Chahed était essentiellement fondé sur deux aspects : le premier est relatif aux « sacrifices » qui devraient être consentis par le peuple tunisien pour tenter de redresser la situation calamiteuse des finances publiques.
Le deuxième aspect concerne les « mesures » destinées à contribuer au redressement de la situation socio-économique. Ces dernières ne sont en réalité que des « remake », des solutions déjà usitées par le passé.
La prime de « la dignité » ressemble comme deux gouttes d’eau à la subvention de l’espoir allouée par le premier gouvernement Essebsi de l’après 2011 ou à la pratique de l’ancien régime, le Stage d’Insertion dans la Vie Professionnelle (SIVP) ; ou encore l’encouragement à l’initiative privée par l’attribution de micro-crédits, lequel n’est guère une « trouvaille » !
Ce qui nous importe ici, c’est d’évoquer les « sacrifices » auxquels a appelé le Chef du gouvernement. Dans son discours, Youssef Chahed a visé deux grands acteurs : les agents publics et les sociétés.
Une « idée » qui n’en est pas une !
Aux agents publics, le gouvernement Chahed propose un report des augmentations salariales jusqu’en 2019. Autrement dit, les salariés de l’Etat ne percevront pas les revalorisations salariales signées par le précédent gouvernement, lesquelles rappelons-le étaient fort modestes à l’époque de leur approbation par les deux parties concernées.
Déjà, on évoquait à ce moment-là la pression sur les finances publiques et les possibilités de l’Etat. Cette « idée » n’en est pas une, en fait, dans la mesure où elle était la plus « facile » à trouver. Elle n’était guère originale et n’exigeait pas une profonde réflexion.
Mais, là où Youssef Chahed a complètement fait fausse route c’est lorsqu’il a annoncé son intention directement à l’opinion publique sans passer par le premier partenaire du gouvernement sur cette question, l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT).
Le refus de l’UGTT
Il s’agissait de la part du nouveau Chef du gouvernement d’une manœuvre politicienne qu’il risque d’avoir du mal à résorber. Par ce raccourci, il tente de lancer la balle dans le camp de la Centrale syndicale, une manière de la diaboliser connaissant les critiques que ne manquent pas beaucoup de franges sociales d’adresser à l’UGTT en lui faisant assumer une grande part de responsabilité dans l’état actuel du pays.
Mais, cela n’a pas joué puisque la réaction de l’UGTT ne s’est pas fait attendre. Elle clame son refus clair du gel des augmentations salariales d’autant plus que le gouvernement ne fait rien, et ne semble pas disposé à le faire, c’est-à-dire d’aller chercher l’argent qui revient légitimement à l’Etat là où il est !
En d’autres termes, Youssef Chahed a tout intérêt à composer avec l’UGTT s’il veut réellement trouver une solution qui ferait l’unanimité des acteurs sociaux.
La seconde est cette augmentation éventuelle et exceptionnelle de l’impôt sur les sociétés qui serait de l’ordre de 7,5%. Là aussi, le Chef du gouvernement a omis de tâter le pouls de l’UTICA en ne prenant pas son avis sur la question.
Les patrons n’accepteront jamais une pareille mesure
Sur ce plan, le syndicat patronal, pourrait suivre le même chemin que l’UGTT, pour clamer son refus de cette éventuelle mesure qui se caractérise par son incohérence. En effet, d’un côté on souhaite voir les investisseurs tunisiens assumer leur responsabilité et participer de manière décisive dans la relance économique en créant des entreprises nouvelles, et d’un autre côté, on les appelle à payer davantage d’impôts alors qu’ils s’attendent à des encouragements…
Sur ce plan, il convient de préciser que les patrons n’accepteront jamais une pareille mesure s’ils ne la « rentabilisent » pas. Il ne serait pas étonnant qu’ils réclament, à juste titre d’ailleurs, le gel des salaires du secteur privé jusqu’en 2019 en attendant la relance de l’activité économique.
Les sacrifices auxquels appelle le Chef du gouvernement sont, peut-être, nécessaires dans la conjoncture actuelle mais ils ne seront consentis par les classes sociales visées dans son discours que sous certaines conditions.
Absence de volonté de lutter contre la corruption
La première est cette volonté inébranlable, nette et réelle, de lutter contre l’évasion fiscale et de rétablir une forme de justice fiscale. Or et sur ce plan, le gouvernement n’a encore songé à aucune mesure concrète qui aurait pu lui permettre d’entamer une large campagne pour percevoir l’impôt là où il se trouve !
La seconde est cette absence de volonté de lutter contre la corruption. Sans véritable action spectaculaire et à grande échelle contre les divers barons de l’économie parallèle, contre les corrupteurs et les corrompus partout où ils sont, on n’a aucune chance concrète d’aller de l’avant.
La troisième condition est ce projet ambitieux qui doit mobiliser la population. Rien n’a transparu du discours de Youssef Chahed, aucune passion, aucun enthousiasme, aucune « sincérité » ne s’en dégage.
Les conditions des sacrifices… ?
La portée et la dimension psychologique sont importantes auxquelles il convient d’ajouter la restauration de cette autorité de l’Etat qui a pour don de rassurer tout le monde.
Sur ce plan, nous sommes encore très loin du compte, et les conditions des sacrifices ne sont pas encore vraiment réunies. Aucun Tunisien ne rechignera aux sacrifices, mais il ne le fera que s’il est convaincu qu’ils seront également répartis en fonction des situations concrètes de chacun, et que si le gouvernement passe réellement à l’action et ne nous gave plus que de promesses en l’air…
L.L.