Tarak Mekki est l’un des rares noms qui ont émergé du lot et qui se sont démarqués avant le 14 janvier. De son lointain refuge de fortune au Canada, il s’est acharné à mener une guerre électronique via les réseaux sociaux. Avec le fondateur et le président du « Mouvement pour la seconde république » nous avons eu cet entretien, il nous parle…
Depuis votre première vidéo timidement partagée du 12 juin 2007, que de chemin parcouru …!
À dire vrai, j’ai du mal à réaliser que 5 ans déjà se sont écoulés depuis que, par la force des choses, je me suis retrouvé à faire du militantisme et à pousser avec le peu de souffle que j’ai, à faire changer une certaine donne qui devenait insoutenable et critique… Pourquoi par la force des choses…? Eh bien, c’est parce qu’au fond je ne me suis jamais arrêté pour me poser la question auparavant, je ne pensais pas être foncièrement être un opposant, rien ne me préparait à une telle vocation. Mais ne dit-on pas que c’est dans la guerre qu’on se découvre soldat ?
Pour répondre à votre question, je dois dire que ce fut une période très lourde, éprouvante, et pénible à assumer. Ces années-là d’ « exil » au Canada m’ont certes permis de me démarquer un peu du contexte dans lequel se débattait la Tunisie du temps de Ben Ali, de voir et d’évaluer la situation embourbée et fort calamiteuse dans laquelle pataugeait le pays et qui n’avait que trop perduré.
En ces temps-là, et c’est peut-être la première fois que je fais état de la chose, on pouvait facilement reconnaître un café tunisien à Montréal à la simple entrée de Tarak Mekki dans les lieux, l’endroit se vidait presqu’illico de toute sa substance humaine en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, de peur qu’on ne soit associé de près ou de loin au renégat, au paria, à l’ilote qu’ils voyaient en moi… Croyez-moi, je n’exagère en rien en vous disant que cette époque fut des plus troublées de ma vie; j’étais abattu, détruit, atterré et hormis le soutien indéfectible de quelques rares fidèles que l’on pourrait compter sur les doigts d’une seule main d’ailleurs, le reste du temps n’était que calamité, solitude et perturbation… J’étais un écorché vif, mon moral ainsi que ma psychologie en compatissaient jusqu’au bout de l’âme puisque j’étais perçu par mes compatriotes comme étant « un animal sauvage ». J’interagissais avec mon pays surtout avec des mails, des messages électroniques et de faux profils… mais aussi avec quelques éléments qui ont cru en moi, en mon combat qui était le leur aussi, et en le rêve de faire bouger les choses et de voir venir la délivrance de ce carcan qui inhibait tout le monde qu’était Ben Ali, j’avais des antennes aussi au sein du ministère de l’Intérieur et à la présidence de la république qui me permettaient de garder un semblant de connexion avec ce qui se passait au pays; pour ces gens-là que je ne connaissais pas, qui m’ont fait confiance et qui ont pris des risques, je garde une profonde gratitude et un respect inébranlables. Généralement on dit d’une période qu’elle fut une traversée du désert, dans mon cas, il serait plus propice de parler de la traversée du manteau de neige. Les longs hivers de Montréal demeureront marqués à jamais dans ma mémoire d’un sombre gris impérissable…mais bon (acquiesçant un amer sourire) parlons un peu d’aujourd’hui et surtout d’avenir…
Justement Si Tarak, au début du périple vous étiez seul et vous prôniez un discours désintéressé où seules les soifs de justice, de dignité et de mettre fin à la dictature prévalaient… Depuis, les choses semblent avoir changé puisque désormais votre nom est associé au «Mouvement pour la seconde république » dont vous êtes fondateur et président, et c’est plutôt le politicien qui est mis en avant que le « militant » des temps modernes que vous étiez…
Dans l’absolu, ce que vous dites semble vrai… Mais réellement je ne suis pas d’accord avec cette cartographie anachronique qui se colporte actuellement et qui voudrait que l’acte militantiste soit en inadéquation avec le fait de faire de la politique; au contraire, pour moi les deux se recoupent et se rejoignent, la critique est à la portée de Monsieur tout le monde, d’ailleurs on ne peut critiquer ou s’opposer à une idée, un régime, une dictature sans avoir réellement de la suite dans les idées et sans être porteur de projet complet et constructif derrière…
Critiquer est un réflexe… construire est une réflexion !
En l’excellent orateur que vous êtes, beaucoup vous reprochent un discours figé, statique et non évolutif… pour vous la politique ne se résume-t-elle qu’aux belles paroles et qu’aux discours hauts en couleur ?
Ceux qui s’avancent sur cette pente semblent ignorer que nos maux et nos malheurs demeurent toujours les mêmes qu’avant le 14 janvier : chômage, précarité, pauvreté et dignité sont bafoués encore, chaque jour que le Bon Dieu fait, je ne suis pas tenu d’incarner Picasso ou Modigliani pour donner de l’esthétique à mes idées…les paroles me viennent des tripes et ça sort parfois d’un cru choquant, d’une âpreté et d’un rugueux verbiage qui déconcertent parfois… mais pour sensibiliser et galvaniser son auditoire il faut savoir aussi des fois être un puncheur pour la bonne cause…
La véracité de vos projections dans l’avenir vous a souvent valu le statut de visionnaire, mais la négation absolue et votre opposition à tout consensus contextuel (l’assemblée constituante, les élections…) font de vous aux yeux de certains un despote qui se proclame seul détenteur de la science diffuse et de la vérité absolue, qu’avez-vous à dire ?
Vous faites bien de remarquer la chose, car, et loin de moi de jouer aux vaniteux, l’histoire a toujours fini par donner raison à mes lectures, et ce, à plus d’un titre. Voyez un peu où en sont les choses avec l’assemblée et ses déboires, des salaires ahurissants, gonflés et oh combien non justifiés, un brouillon de constitution non achevé, des tergiversations à qui mieux-mieux alors que le pays croule sur tous les points et que l’embarcation chavire de tous les côtés, Leïla Ben Ali a fini d’écrire sa biographie et notre assemblée même pas une ligne de la nouvelle constitution. La présidence… ? Parlons-en, depuis qu’il est là, M. Marzouki n’a fait qu’accumuler bévue sur bévue, le renvoi de l’ambassadeur de Syrie en Tunisie mettant en péril notre communauté présente là-bas. La boutade du salut survenue avec le prince du Qatar; la mauvaise gestion du cas de Baghdadi Mahmoudi et j’en passe…alors qu’on ne vienne pas me dire que tout est beau dans le meilleur des mondes possibles parce que là, je vois rouge !
Votre avenir politique sur un court et moyen termes, vous le voyez comment ?
Ecoutez, Ben Ali a laissé une brèche énorme, un gouffre terrible et des sillons marqués sur le visage de notre belle Tunisie 23 ans durant, où le pays fut la proie des ravages enfantés par la corruption, le népotisme et la malversation qui ont stratifié sa gouvernance du pays et dont il fit le pilier de son règne. Un cancer ne se guérit pas en un clin d’œil, il faut du temps, de réelles intentions de dépasser le cap et une mobilisation d’énergies positives et convergentes tournées vers l’avenir, sans oublier d’épingler tous les impliqués dans le circuit mafieux de cette omerta qui consumait la Tunisie des deux bouts pour qu’enfin justice soit faite. Au risque de me répéter encore une énième fois, je tiens à préciser que mon parti ne dispose pas de moyens financiers intarissables, ni de porte-feuille bourré aux as, notre maître-mot et notre va-tout demeurent une volonté certaine et non pas une certaine volonté de changer les choses ainsi qu’une dynamique destinée à résorber les plaies béantes de la Tunisie via un plan pluridimensionnel qui toucherait le social, l’économie, la justice, la culture, la politique et tous les domaines vitaux du pays avant de prendre le plein envol de la Tunisie en se basant sur la réalisation des objectifs de la révolution qui pour moi, demeure inachevée au jour d’aujourd’hui… mais ça, ça prend du temps et les plus belles villes du monde, à savoir Rome et Paris ne se sont pas faites en un jour.
Dernièrement, vous avez appelé à la désobéissance civile, qu’est-ce qui motive une telle escalade insurrectionnelle pour vous ?
Ecoutez, ceux qui ont toujours suivi mes discours et mes vidéos savent pertinemment que j’ai toujours prôné la sagesse et le ton clément pour faire parvenir ma vision des choses, mais là trop c’est trop, comment décréter un couvre-feu alors que le pays croule sous la coupe des salafistes et autres, les premiers soirs et alors que tout le monde s’attendait à ce que les pilleurs, incendiaires, et fauteurs de troubles soient arrêtés et traduits illico devant la justice, ceux-ci déambulaient allègrement la nuit, bravant narquoisement du regard les forces de l’ordre médusées, mais impuissantes, alors que des leçons théologiques et d’exégèse à l’origine sonore inconnue et au contenu fort douteux venaient déchirer le silence de la nuit et rajoutaient encore une couche à l’angoisse et l’anxiété terriblement présente déjà chez les gens…
C’est terrible, l’heure est grave et je ne reconnais plus ma Tunisie…mais je reste confiant, ce n’est qu’une mauvaise passe et tout rentrera dans l’ordre… il faut qu’il y ait un arrêt des tergiversations et une fin à toutes les fausses polémiques qui rongent le corps en lambeaux de notre chère patrie…
Actons dans ce sens et œuvrons pour le bonheur de ce pays, nous ne le méritons que trop…
Interview réalisée par Aïssioui Ahmad Saïd – Tunis-Hebdo
