Le projet de Roudaire refait souvent surface sur les réseaux sociaux, où il suscite régulièrement des débats passionnés.
Certains y voient encore une idée visionnaire, évoquant les potentialités qu’un tel projet pourrait avoir pour le développement du Sahara et de ses régions avoisinantes, en termes d’agriculture et d’aménagement du territoire. D’autres, au contraire, soulignent les dangers écologiques et les imprévus géologiques qui auraient conduit à un désastre.
Dans le contexte actuel de préoccupations liées au changement climatique, à l’eau et à la gestion des ressources naturelles, ce rêve d’une mer saharienne entre la Tunisie et l’Algérie continue de nourrir l’imaginaire collectif et les discussions, comme un symbole des défis auxquels l’Afrique du Nord pourrait être confrontée à l’avenir.
À la fin du XIXe siècle, une idée folle mais fascinante germe dans l’esprit de François Elie Roudaire, un ingénieur militaire et topographe français. Alors qu’il effectue des relevés dans les territoires récemment conquis par la France, il découvre des grandes dépressions salées à l’est de l’Algérie, proches de la frontière tunisienne.
Cette découverte le pousse à imaginer un projet colossal : créer une mer intérieure, un immense bassin d’eau douce, en reliant la Méditerranée aux déserts du Sahara. Une mer capable de « fertiliser de vastes étendues désertiques » et de changer radicalement le climat des régions avoisinantes.
Roudaire, républicain fervent, incarne l’idéologie de la mission civilisatrice prônée par la France coloniale. Pour lui, le Sahara n’est qu’un « cancer » qu’il faut « noyer », et il voit dans son projet un moyen d’améliorer le climat, mais aussi de transformer une partie de l’Afrique en une nouvelle région prospère, au service des intérêts européens. Son ambition ? Devenir le créateur d’un nouvel empire romain en pleine Afrique du Nord, avec une mer intérieure, rivalisant avec la Mare Nostrum, la Méditerranée elle-même.
Un projet fou ?
Dans cette optique, Roudaire imagine un gigantesque bassin d’eau douce, équivalent à 17 fois la superficie du lac de Genève. Ce bassin, alimenté par un canal de 240 kilomètres reliant le golfe de Gabès à des zones désertiques à cheval entre la Tunisie et l’Algérie, serait une mer navigable. À ses yeux, l’évaporation de cette mer artificielle entraînerait un climat plus humide, favorable à la végétation et à la transformation du climat du Sahara. Les rivières qui, jusque-là, étaient asséchées par la chaleur, redeviendraient des cours d’eau vivants, irrigant les rives désertiques et créant ainsi des terres fertiles.
Roudaire, dans sa quête pour convaincre les autorités françaises, se tourne alors vers la presse. Le 15 mai 1874, il expose son projet dans La Revue des deux mondes, espérant séduire l’opinion publique et attirer l’attention des grands noms de la science et des travaux publics. Il se rapproche de Ferdinand de Lesseps, célèbre ingénieur du canal de Suez, espérant qu’il soutienne son rêve de mer saharienne. De Lesseps, fasciné, donne son appui. La presse et les sociétés savantes saluent l’idée d’une grande transformation, et le projet semble prendre forme.
Les limites d’une utopie
Mais la réalité du terrain ne tarde pas à rattraper Roudaire. Ses expéditions pour vérifier la faisabilité du projet révèlent des obstacles géologiques inattendus. Si les chotts algériens sont bien sous le niveau de la mer, le chott el-Jerid en Tunisie est, lui, situé au-dessus. Comment amener de l’eau de la Méditerranée dans cette zone en pente montante ? En outre, les sols autour de Gabès se révèlent bien moins favorables à la construction d’un canal que prévu.
Malgré ces déconvenues, Roudaire persiste et parvient à faire créer une commission d’examen en 1882, une dernière chance pour son projet de voir le jour. Mais la commission, après une analyse approfondie, rejette l’idée. Le rapport indique que le gouvernement français ne devrait pas encourager un tel projet, pointant les doutes économiques, scientifiques, mais aussi les implications sociales pour les populations locales, dont les terres agricoles risquaient d’être noyées.
L’échec du projet et son héritage
Roudaire, déjà malade des fièvres contractées lors de ses expéditions, meurt en 1885, un an après son mentor, Ferdinand de Lesseps, qui, entre-temps, est éclaboussé par le scandale du Canal de Panama. Le rêve de Roudaire s’éteint avec eux, et le projet de mer saharienne s’enfonce dans l’oubli, comme un mirage dans les sables du désert.
Cependant, l’histoire du projet de Roudaire n’a pas disparu totalement. L’écrivain Jules Verne, passionné par cette idée de changer le climat du désert, en tire un dernier roman intitulé L’Invasion de la mer (aussi connu sous le nom de La Mer saharienne), donnant ainsi une seconde vie à ce rêve fou dans le domaine littéraire.
Aujourd’hui, le Chott el-Jerid, cette immense plaine salée qui avait tant fasciné Roudaire, est devenu un site touristique prisé de la Tunisie.
Les oasis voisines, telles que Tozeur et Nefta, profitent de cette région désertique devenue un lieu de curiosité naturelle et historique. Le gouvernement tunisien œuvre même pour faire classer ce site au patrimoine mondial de l’Unesco, afin de préserver l’héritage géographique et culturel de cette région unique.
Ainsi, le projet de Roudaire, bien qu’inachevé, reste un symbole des ambitions coloniales et des rêves utopiques qui ont marqué l’histoire du Sahara. Mais, par l’ironie du sort, il a contribué à la protection d’un patrimoine naturel d’une grande beauté, loin des rêves d’industrialisation et de transformation imposées par la main humaine.