L’Ukraine est entrée, aujourd’hui, dans sa troisième année de guerre. Au deuxième anniversaire de l’invasion du pays lancée par le président russe Vladimir Poutine, le 24 février 2022, la situation sur le champ de bataille reste confuse. L’occasion était propice pour rencontrer Son Excellence l’Ambassadeur d’Ukraine en Tunisie, Volodymyr Khomanets, pour évoquer plusieurs sujets : l’ingérence russe dans les médias étrangers, le groupe Wagner en Afrique, les relations avec la Tunisie, la communauté ukrainienne en Tunisie, les Tunisiens installés en Ukraine, la coopération culturelle entre les deux pays, etc.
Commençons par parler de l’ingérence russe dans les médias étrangers, un sujet qui a fait beaucoup parler en France. Pouvez-vous nous dire quelle est la situation en Afrique, et plus précisément en Tunisie ?
SE Volodymyr Khomanets : Avant de commencer à répondre à votre question, je souhaite aborder le contexte de notre rencontre avec vous. Le 24 février 2024 marque la deuxième année de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie. Deux années pendant lesquelles l’armée ukrainienne à repoussé un ennemi plus nombreux et mieux armé. Durant ces deux années, le peuple ukrainien a été mis à rude épreuve mais a aussi fait preuve d’un héroïsme légendaire. Ces deux années ont également mis en évidence la grande complexité des problèmes auxquels l’Ukraine est confrontée pour préserver son indépendance et restaurer son intégrité territoriale. Sur ce chemin, nous, Ukrainiens, rencontrons l’aide et le soutien des peuples amis, et je suis sincèrement fier que le peuple tunisien exprime sa sincère amitié avec le peuple ukrainien.
Revenons à votre question. Ainsi, en février, le ministère français des Affaires étrangères a annoncé la découverte d’un réseau de 193 sites sur Internet diffusant des récits russes dans de nombreux pays. Plus tôt, à l’été 2023, des informations ont été rendues publiques sur la diffusion de fausses nouvelles par des structures affiliées à la Fédération de Russie grâce à l’utilisation de la technique du « typosquattage », qui crée une page identique à l’originale, mais sur un domaine différent. Des fausses informations publiées sur cette page étaient immédiatement répliquées sur les réseaux sociaux. Comme « cibles » pour cette campagne, étaient choisies des médias réputés tels que Le Parisien, Le Figaro, Le Monde, 20 minutes, Der Spiegel, Bild, Die Welt.
Il ne fait aucun doute que l’information donnée par le ministère est alarmante, car l’indépendance et la souveraineté informationnelles sont les intérêts prioritaires de tout État – rappelons simplement les tentatives répétées de la Fédération de Russie d’influencer les résultats des élections dans les pays occidentaux.
D’un autre côté, il n’y a rien de nouveau ici : la Russie agit selon sa manière habituelle de propagande destinée à un public étranger. La propagande, comme vous le savez, n’est rien d’autre qu’une manipulation des croyances et des opinions de l’ensemble ou d’une partie de la société. En particulier, la propagande destructrice impose certaines croyances et stéréotypes aux gens afin de trouver ou de créer une « image ennemie », construisant une réalité illusoire et parallèle avec un système de valeurs aberrant ou déformé.
Ayant indiqué le mode opératoire habituel de la Russie, qui utilise la propagande pour atteindre ses propres objectifs, je n’apporte rien de nouveau, car c’est un fait bien connu que la première chose que firent les bolcheviks, après leur arrivée au pouvoir, fut de créer en décembre 1917 le département de propagande révolutionnaire internationale, relevant du Commissariat du Peuple aux Affaires Etrangères (AGITPROP).
Depuis cette époque jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique, la composante idéologique était l’une des tâches clés de l’ensemble de l’appareil soviétique, de toutes les institutions et organisations travaillant pour le public étranger. Autrement dit, le régime poutinien n’a rien créé de fondamentalement nouveau, mais il a en même temps réussi à tirer pleinement profit des réalisations dans le domaine des communications, des réseaux sociaux et de leur utilisation à des fins de manipulation sociétale. Dans le même temps, il ne faut jamais oublier que la propagande est une composante indispensable de la guerre psychologique et qu’elle est largement utilisée à des fins militaires.
Revenons sur l’influence de la Russie sur l’espace informationnel africain. La chaîne de télévision russe RussiaToday, dont la publicité est récemment apparue en Tunisie, a été fondée en 2005, mais des investissements massifs ont été opérés en 2008 après l’invasion russe de la Géorgie. C’est alors que le régime poutinien a réalisé qu’il allait perdre du terrain dans l’espace de l’information à l’international et a donc radicalement changé sa ligne d’action. C’est pourquoi le réseau RussiaToday a ouvert un service en langue arabe, dirigeant la propagande vers l’Afrique du Nord.
En 2014, après le début de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, le service informationnel Spoutnik, un site de propagande agressive, a commencé son travail visant à contrer les informations négatives sur la Russie à l’étranger. En 2017, « RussiaToday » a lancé une campagne publicitaire en langue française sur le continent africain et a augmenté en quelques mois son audience dans les pays francophones d’Afrique. Une véritable confrontation informationnelle dans l’Afrique a été entamée.
Spoutnik et RussiaToday sont les porte-parole officiels du Kremlin et leur lien avec la Russie est évident. Moins visible, mais non moins importante, est la pénétration des réseaux sociaux : Facebook, Twitter et autres. Dans le même temps, un réseau de partenaires médiatiques et d’influenceurs africains, qui reçoivent un financement et un soutien de la Fédération de Russie pour diffuser ses positions auprès de leur public, ainsi que des consultants politiques (appelés usines à trolls) sont largement utilisés.
Et ici, il convient de prêter attention au phénomène SMP Wagner. Ce sont les structures de Prigozhin, aujourd’hui décédé, qui ont apporté des nouveaux éléments à la propagande russe – Botofarms, utilisant des algorithmes spéciaux pour automatiser la diffusion des thèses de propagande ; piratage informatique des comptes numériques d’autrui et la diffusion de ceux-ci des messages pro-russes ; l’utilisation de formats expérimentaux, par exemple – des dessins animés glorifiant des russes et humiliant leurs opposants. Il y avait aussi une méthode hybride lorsque SMP Wagner envoyait des manipulateurs politiques dans des pays visés à l’influence où ils combinaient toutes méthodes évoquées le haut.
Parlons maintenant de l’extension de l’influence du groupe Wagner en Afrique, y compris en Libye. Comment cela est-il perçu, sachant que cela concerne directement la région ?
SE Volodymyr Khomanets : En répondant à la question précédente, j’ai déjà évoqué les activités de SMP Wagner sur le territoire du continent africain. Il est évident que cette entreprise privée est non seulement un outil important pour promouvoir les intérêts russes à l’étranger, mais aussi un outil pratique dans son opacité : son statut privé permet à Moscou de se détacher facilement de tout crime commis par les wagnériens à l’étranger. Les lecteurs auront sûrement entendu parler de ces crimes, ainsi que des activités franchement criminelles de SMP Wagner, liées au vol des ressources naturelles des pays dans lesquels ils sont présents, à la contrebande et au commerce d’armes, etc.
Je voudrais m’attarder séparément sur le fait important suivant : le SMP Wagner a été créé en 2014 pour participer à des conflits armés sans l’implication de troupes régulières. C’est à cette époque que la ressource de propagande « Spoutnik » commence son activité. Permettez-moi de rappeler que c’est l’année du début de la guerre de la Russie contre l’Ukraine : l’annexion de la Crimée, l’invasion du Donbass. Autrement dit, la Russie a délibérément créé des outils pour mener la guerre à l’extérieur du pays et pour la couverture informationnelle de cette guerre. Wagner laisse donc derrière lui une trace sanglante – en Ukraine, en Syrie, en Libye, au Mali – partout où il parvient à pénétrer sous le couvert et la protection de la politique étrangère de la Fédération de Russie.
Quant à la Libye, le SMP Wagner, et maintenant son successeur, le « Corps africain » (d’ailleurs, c’était le nom du corps expéditionnaire nazi de la Wehrmacht pendant la Seconde Guerre mondiale) résout le problème de la projection de la puissance militaire russe et de son influence politique sur l’Afrique du Nord et le Sahel. On espère qu’avec le soutien des régimes politiques dans lesquels se trouve le « Corps africain », les activités antérieures menées par le Wagner SMP, visant à extraire des ressources brutes pour financer la guerre en Ukraine, seront préservées. En conclusion, on peut affirmer avec certitude que le rôle de l’armée Wagner et maintenant du « Corps africain » est déstabilisateur.
Comment les relations entre la Tunisie et l’Ukraine sont-elles affectées par le contexte géopolitique actuel, et quelles mesures sont prises pour maintenir et renforcer ces liens malgré les défis ?
SE Volodymyr Khomanets : Il est difficile de répondre brièvement à cette question, car l’Ukraine et la Tunisie revêtent toutes deux une importance géopolitique extrêmement significative. Je vais l’expliquer sur l’exemple de l’Ukraine.
L’Ukraine indépendante ne menace en aucune manière une existence paisible de la Fédération de Russie : corridors de transport, transit de pétrole, de gaz, de marchandises, coopération industrielle, investissements – tout cela a prospéré tout au long de la période des relations ukraino-russes après l’effondrement de l’URSS.
Une Ukraine indépendante rend impossible la renaissance de l’Empire russe ! Sans l’Ukraine, il est impossible de projeter puissance impériale et sa pression politico-militaire en direction de l’Europe centrale, orientale et méridionale, des Balkans et de contrôler le bassin de la Mer Noire. D’où vient l’annexion de la Crimée, la déstabilisation et l’intervention militaire directe dans le Dombass en 2014, et le 24 février 2022, la Fédération de Russie a lancé une invasion à grande échelle de l’Ukraine.
Regardez maintenant la situation de la Tunisie – le chemin le plus court de l’Europe vers l’Afrique, le transit le plus pratique des marchandises et des matières premières dans le même axe, le contrôle de la mer Méditerranée. En conséquence, l’Ukraine et la Tunisie, pour ne pas devenir les otages des intérêts d’autrui, sont prédestinées à défendre de toutes leurs forces leurs propres souverainetés et leur indépendance. Et c’est précisément dans la coïncidence de ces intérêts géopolitiques où se trouve la base de notre coopération !
Je voudrais remercier le peuple tunisien et les dirigeants politiques de la République tunisienne pour le soutien que l’Ukraine reçoit au sein de la plateforme des Nations Unies pour la défense de la souveraineté, de l’intégrité territoriale et de l’indépendance de l’Ukraine.
Malgré les défis liés à la guerre, la communauté ukrainienne en Tunisie a réussi à maintenir certaines activités culturelles, notamment des rencontres littéraires telles que « Poésie dans le combat pour la liberté ». Pourriez-vous nous en dire plus sur ces initiatives et sur celles à venir ?
SE Volodymyr Khomanets : Oui, les Ukrainiens sont une nation chantante et poétique. Lorsque nous sommes en bonne santé et heureux, lorsque nous sommes tristes et en difficultés, lorsque nous sommes dans la joie ou dans le chagrin, notre âme s’exprime par une chanson, par une rime, par une pensée poétique. Récemment, le 25 janvier de cette année, l’Ambassade a organisé avec succès une soirée littéraire intitulée « La poésie dans le combat pour la liberté », dédiée à la Journée de l’unité de l’Ukraine.
Je me permets de faire quelques explications. La Journée de l’unité de l’Ukraine, le 19 janvier, est un jour férié annuel qui nous rappelle un événement historique important : l’unification de deux États ukrainiens en un État uni en 1919. Ce jour-là, la lutte pour l’unité de l’Ukraine, qui durait depuis le XVIIe siècle, lorsque les terres ukrainiennes étaient divisées entre la Russie et la Pologne et d’autres puissances, s’est transformée en victoire.
Le deuxième moment – au cours de la soirée littéraire, les participants ont récité des poèmes des classiques de la poésie ukrainienne écrits aux XVIIIe et XIXe siècles, des poètes ukrainiens devenus classiques au XXe siècle, ainsi que des poètes qui écrivent à notre époque. D’ailleurs, les poèmes de la poétesse Nataliya Hammouda, qui a longtemps vécu en Tunisie, qui est devenue son pays natal, ont été récités.
Ces deux observations que j’ai mentionnées soulignent l’originalité, la continuité historique, l’indépendance et l’autosuffisance de l’histoire, de la langue, de la culture et de la conscience nationale ukrainiennes. Et cela souligne la cécité du dirigeant russe Poutine, qui nie obstinément l’existence de tout ce qui a été énuméré ci-dessus – l’histoire, la langue, la culture et la conscience nationale ukrainiennes. Avant lui, des chauvins impériaux russes comme Piotr Valouïev, qui en 1863, en tant que ministre de l’Intérieur de l’Empire russe, a publié une circulaire interdisant la publication des livres en langue ukrainienne, considérant comme inacceptable le développement de la langue du peuple ukrainien.
Revenant au thème de la vie culturelle des Ukrainiens en Tunisie, je tiens à exprimer ma gratitude particulière à l’École ukrainienne de Tunisie. Ces enfants, leurs professeurs et leurs parents sont un véritable trésor de l’Ukraine et de la Tunisie ! Les étudiants de l’école se produisent avec succès devant les communautés ukrainienne et tunisienne, le corps diplomatique lors d’événements dédiés aux événements importants en Ukraine.
Y a-t-il des projets de coopération culturelle entre la Tunisie et l’Ukraine malgré les défis géopolitiques actuels ?
SE Volodymyr Khomanets : Dans l’histoire des relations ukraino-tunisiennes, les événements culturels importants sont écrits dans des pages brillantes dont nous nous souvenons toujours avec plaisir. En mai 2017, un concert du collectif musical ukrainien « Lviv Jazz Orchestra » a notamment été organisé dans le cadre du festival international « Dream of Tabarka ».
Dans le cadre de l’événement, des broderies ukrainiennes et des plats coloriés traditionnels de notre pays ont été présentés. Les vêtements de quinze créateurs ukrainiens de différentes régions d’Ukraine, dont le costume national des Tatars de Crimée, ont été présentés pour la première fois en Tunisie dans le cadre du festival international – concours de mode « Golden Homs », qui a eu lieu en mai 2017.
Parallèlement, en novembre 2017, l’Ambassade a organisé une exposition des œuvres du célèbre artiste ukrainien Ivan Marchuk « Génotype de la liberté ». La Tunisie est devenue le premier pays du continent africain où les toiles du maître ont été présentées. L’événement s’est déroulé avec le soutien du ministère de la Culture de Tunisie en coopération avec la municipalité de Carthage.
En mars 2018, l’Orchestre Symphonique Académique Honoré de la Radio Nationale d’Ukraine sous la direction du Maestro Volodymyr Sheik et le Chœur Académique de la Radio Ukrainienne ont participé à la cérémonie d’ouverture de la Cité de la Culture de Tunisie, qui s’est tenue sous le patronage du Président de la République.
Le 13 juillet 2019, dans le cadre du 34ème Festival International de Musique Symphonique, une représentation de l’Orchestre Symphonique Académique Honoré de la Radio Ukrainienne sous la direction du Maestro Volodymyr Sheik a eu lieu à El Jem, avec la participation de l’Artiste émérite de l’Ukraine BohdanaPivnenko (soliste de l’Ensemble national de solistes « Kyivska Camerata », violon) et les artistes, solistes de l’Opéra national d’Ukraine Tetyana Anisimova (soprano) et AndriiRomanenko (ténor).
Bien entendu, la guerre a anéanti nos projets ambitieux de coopération culturelle plus élaborés entre l’Ukraine et la Tunisie. Mais je suis sûr qu’après la victoire tant attendue et l’avènement de la paix, nous serons en mesure de restaurer et d’élargir notre vie culturelle pour un enrichissement mutuel et pour le bénéfice des peuples ukrainien et tunisien.
Je voudrais à évoquer un fait important qui caractérise des relations culturelles entre l’Ukraine et la Tunisie. En 2020 la municipalité de la ville ukrainienne Svatove de la région Louhansk, et la communauté tunisienne en Ukraine ont inauguré sur la librairie de Svatove une plaque mémoriale dédiée au poète tunisien Aboulkacem chebbi. Cette plaque symbolisait l’aspiration acharnée de deux peuples, de l’Ukraine et de la Tunisie, à la liberté et à l’indépendance. Des envahisseurs russes, ayant occupé Svatove en mars 2022, ont détruit cette plaque comme le symbole discordant avec leur idéologie de la suppression ! Je garantis que quand l’Ukraine restaurera son contrôle sur ce territoire la plaque sera restaurée.
Face à une situation de plus en plus précaire en Ukraine, quel est l’état d’esprit de la diaspora tunisienne dans ce pays, et quel message souhaitez-vous lui adresser ?
SE Volodymyr Khomanets : L’Ukraine traverse une période difficile. Bombardements, tirs de missiles et d’obus, raids et alertes aériens. L’ennemi n’épargne ni les vieux, ni les jeunes, ni les enfants, ni les femmes. Les Russes ne s’arrêtent devant aucun crime. Le 6 juin 2023, ils ont détruit le barrage de la centrale hydroélectrique de Kakhovka, provoquant une catastrophe d’une ampleur sans précédent dans laquelle sont morts des centaines d’Ukrainiens. Le sort des Ukrainiens est partagé par la communauté tunisienne vivant en Ukraine. Pour eux, la terre ukrainienne est devenue leur terre natale et ils partagent avec les Ukrainiens toutes les épreuves de la guerre.
Je tiens à leur exprimer mes sincères remerciements de porter avec nous ce lourd fardeau. Je voudrais exprimer mes remerciements particuliers au Président de l’Association de la diaspora tunisienne en Ukraine, Tarek Aloui, qui trouve toujours l’occasion d’aider, par ses paroles et ses actes, ses compatriotes. A son tour, l’Ambassade est toujours disposée à prêter main-forte à la diaspora tunisienne tant en Ukraine qu’ici en Tunisie !
