Elément désormais incontournable du processus transitionnel, le Tribunal administratif subit une campagne de «décrédibilisation» et de diffamation à cause d’une certaine audace que de nombreux politiques, de tous bords, lui reprochent.
Entre l’affaire des indemnités parlementaires, de l’annulation des travaux de l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) relative à l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) et des nominations dans le corps des magistrats décidées par le ministre de la Justice, Nadhir Ben Ammou, les juges administratifs ont influé sur la scène politique, désavouant certains de ses acteurs.
Juge administratif et secrétaire général de l’Union des magistrats administratifs (UMA/syndicat), Ezzeddine Hamdène revient sur les accusations dont est victime le TA et le projet de loi explicative que vient de déposer à l’ANC, la commission du tri des candidats à la commission centrale de l’ISIE.
Quelle est, aujourd’hui, la relation entre le TA et le pouvoir politique ?
Tout au long de l’Histoire de la justice administrative, cette relation a vécu des hauts et des bas. Parfois, il y avait une confrontation entre la loi et la politique. Quelles sont les limites que doit respecter l’homme politique dans sa relation avec la loi ? Est-ce qu’il est alloué, dans un Etat qui ambitionne d’être démocratique, que des politiques commentent des décisions de justices. Les expériences dans le monde attestent que dans les Etats effectivement démocratiques, le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif ne se permettent pas de tels agissements, même si ces décisions étaient réellement discutables. Cela est d’autant plus vrai lorsque ces décisions, comme il en est le cas pour le TA, participent à la transition démocratique et en fondent les premières assises qui se rapportent à la protection des libertés publiques et des deniers publics ainsi que le respect et la suprématie de la loi.
«Il existe une volonté politique
d’interférer dans le travail du TA
et de le rendre à la solde du pouvoir»
La relation entre le TA et le pouvoir politique ne peut être commandée que par la loi. Malheureusement, nous constatons aujourd’hui l’existence d’une volonté politique d’interférer dans le travail du TA et le rendre à la solde du pouvoir, ce que l’UMA et les juges administratifs honnêtes rejettent. A partir de là, et devant les tentatives de certains hommes politiques de violer les règles légales, cette relation a évolué vers une lutte pour la protection de l’institution, de l’existence d’un Etat et du respect de la loi.
Même au niveau des universitaires, certaines voix se sont élevées accusant le TA d’immaturité et d’avoir pris des positions politiques ?
Effectivement. Mais c’est que certains universitaires agissent en fonction de la théorie de Newton, ce dernier ayant expliqué la chute d’une pomme par son désir de retourner à sa source. Aujourd’hui, quelques universitaires proches de l’ancien régime ont repris leurs activités. Ils veulent exercer ce même hobby politique au profit de certains partis politiques au pouvoir, et ce, en attaquant le TA, accusée d’adopter un comportement enfantin. Vu leur passé, cela ne m’étonne point.
«Certains universitaires, proches de l’ancien régime,
ont repris leur hobby politique
au profit de certains partis au pouvoir»
Peut-on dire que par son influence sur le processus transitionnel, le TA est devenu une institution politique ?
Actuellement, le TA tente de corriger, chez les politiciens, une mauvaise assimilation de la loi. La polémique provoquée par certains de ces politiciens au sujet des arrêts relatifs à la commission de tri est due, d’après eux, au fait que le TA n’a pas pris en compte l’intérêt supérieur du pays. La justice administrative va-t-elle préserver cet intérêt en respectant ou en violant la loi ? La réponse est évidente : il faut respecter la loi. La commission de tri n’échappe pas à cette exigence.
Le respect de la loi est un des fondements de l’Etat de droit. Par ailleurs, certains ont menacé de recourir à la technique de la validation législative afin de contourner l’obstacle que constituent les arrêts du TA relatifs aux travaux de la commission du tri. Cette technique nécessite, toutefois, la réunion de trois conditions : la première est l’existence d’un motif d’intérêt général. La seconde, l’existence d’un système juridictionnel permettant le contrôle de la constitutionnalité des lois. La troisième est l’absence d’un jugement juridictionnel définitif. Dans l’affaire relative à l’ISIE, nous sommes en présence d’un jugement définitif prononcé par l’Assemblée plénière du TA. De ce fait, cette technique ne peut pas être utilisée.
«Le TA ne peut préserver
l’intérêt du pays qu’en respectant la loi»
Au sujet de l’ISIE, l’ANC vient de présenter un projet de loi organique explicative. Quelle lecture en faites-vous ?
Une loi explicative doit répondre à certaines conditions, notamment celle d’expliquer clairement et sans ambigüité aucune le flou entourant la loi antérieure. Dans le cas d’espèce, il est attendu que ce texte explicatif éclaircisse les points obscurs, concernant les critères de sélection des candidats à l’ISIE, contenus dans la loi n°23 du 20 décembre 2012 relative à l’ISIE telle que modifiée et complétée par la loi n°44 du 1er novembre 2013.
Ce texte explicatif prévoit que les candidats à la commission centrale de l’ISIE soient classés selon une grille d’évaluation qui est publiée, au préalable, dans le Journal officiel de la République tunisienne. L’opération de votation par 3/4 effectuée par les membres de la commission du tri se fera, ensuite, en fonction du classement généré par la grille d’évaluation. Cependant, cela n’est pas de nature à empêcher à ce que le candidat dernier classé obtienne cette majorité du 3/4. De plus, le texte explicatif n’impose pas à la commission du tri qu’elle motive ces décisions quant à l’écartement de certains candidats mieux classés.
La question est éminemment dangereuse. Le projet de loi explicative a affirmé que le critère subjectif de l’obtention d’une majorité des 3/4 est décisif dans le choix des candidats, ce qui vide le critère objectif, celui du classement en fonction des résultats de la grille d’évaluation, de toute substance.
«L’ANC met en place une Instance
de quotas partisans pour les élections»
Par ailleurs, énoncer que le critère subjectif est décisif, cela est contraire à la loi expliquée et aux règles présidant à l’élaboration des textes explicatifs qui ne doivent pas poser de nouvelles conditions. Dès lors, on ne peut pas parler de texte explicatif. Ce n’est, simplement, qu’une tentative de contourner une décision juridictionnelle en recourant à la technique précitée de la validation législative. C’est une modification de la loi, et non pas une explication de celle-ci. Si ce texte passe ainsi, il n’est pas exclu qu’un candidat puisse déposer un recours sur la base que cette loi, présentée comme explicative, ait posé de nouvelles règles.
En favorisant le critère subjectif, l’indépendance de l’ISIE sera atteinte, et on parlera davantage, alors, d’une «Instance de quotas partisans». De plus, le projet de loi explicative indique que si aucun des candidats sectoriels n’a obtenu la majorité exigée au premier tour, la commission du tri recommence le vote dans des tours successifs jusqu’à ce qu’un candidat obtienne cette majorité. De cette façon, les auteurs de ce projet reconnaissent qu’ils ont délaissé le critère objectif.
Cette loi «explicative» peut-elle être annulée après son adoption par l’ANC ?
Je ne parle pas en termes de certitude, mais le TA peut annuler cette loi dès lors qu’il est apparu qu’elle n’est pas explicative. Si le TA venait à reconnaître que le législateur a procédé à la technique de validation législative, cette loi peut facilement être annulée car elle est illégale et anticonstitutionnelle. En tant qu’expert en droit public, je peux vous dire que le TA vérifiera, tout d’abord, si les conditions de la loi explicative s’appliquent sur le texte concerné. Si les juges venaient à conclure qu’il s’agisse, en réalité, d’une révision de loi, ils jugeront dès lors que c’est une tentative de validation législative.
Propos recueillis
par Khalil ABDELMOUMEN