Vingt-deux ans après son ouverture, Guantanamo reste un Ă©cho persistant des drames humains et des secrets de l’après 11-Septembre. Le rapatriement rĂ©cent de Ridha Ben Saleh Ben Mabrouk al-Yazidi vers la Tunisie ajoute un chapitre de plus Ă cette sombre histoire, tout en soulevant des questions profondes sur le vĂ©ritable prix de la libertĂ© retrouvĂ©e.
Une libertĂ© en trompe-l’Ĺ“il
Derrière l’annonce apparemment positive de ce transfert se cache une rĂ©alitĂ© beaucoup plus complexe. Ce « rigoureux processus d’examen interagences », qui prĂ©cède chaque rapatriement, rĂ©vèle surtout la permanence d’une bureaucratie ayant dĂ©tenu pendant des dĂ©cennies des hommes sans inculpation. Le sort d’al-Yazidi, comme celui de HĂ©di Hammami avant lui, est le reflet tragique des stigmates laissĂ©s par cette justice d’exception.
En 2014, deux autres Tunisiens, Lotfi Ben Ali et Adel Hakimi, ont été transférés au Kazakhstan aux côtés de trois Yéménites, après avoir passé plus de onze ans sans inculpation. Quelques jours plus tôt, Ridha Najjar, ancien garde présumé d’Oussama Ben Laden, était libéré après treize années de détention marquées par des tortures infligées par la CIA.
Des stigmates transgénérationnels
Rim Ben Ismail, psychologue Ă l’Organisation mondiale contre la torture, a menĂ© une Ă©tude en 2017 sur l’impact psychologique de la dĂ©tention chez douze prisonniers tunisiens. Ses conclusions mettent en lumière un schĂ©ma rĂ©current : la libĂ©ration n’est que le dĂ©but d’un nouveau cycle de persĂ©cution. L’histoire d’HĂ©di Hammami, libĂ©rĂ© en 2011 et qui, six ans plus tard, demandait Ă retourner Ă Guantanamo pour fuir une pression sociale et institutionnelle insupportable en Tunisie, est une illustration glaçante de cette rĂ©alitĂ©.
Les familles des ex-dĂ©tenus, dĂ©jĂ Ă©prouvĂ©es par des annĂ©es de sĂ©paration, deviennent elles aussi des cibles de la stigmatisation. « Ces hommes passent du statut de victimes de torture Ă celui de suspects perpĂ©tuels », souligne Ben Ismail. Pire encore, certains cas tĂ©moignent de dĂ©nouements tragiques : un ancien dĂ©tenu libĂ©rĂ© en 2014 a Ă©tĂ© acculĂ© au suicide sous l’effet d’un harcèlement incessant, avant de fuir vers la Syrie, oĂą il a pĂ©ri.
Le traumatisme ne s’arrête pas là . Il se transmet à la génération suivante : les enfants des anciens détenus grandissent dans une méfiance profonde envers les institutions. Cette héritage psychologique représente peut-être la séquelle la plus insidieuse de Guantanamo.
Une justice incomplète
En 2024, alors que 26 dĂ©tenus demeurent encore dans cette prison, dont 14 sont Ă©ligibles au transfert, le travail de Ben Ismail nous rappelle une vĂ©ritĂ© essentielle : la rĂ©habilitation vĂ©ritable exige bien plus qu’un simple rapatriement. Si un jour Guantanamo ferme ses portes, ses consĂ©quences continueront de rĂ©sonner sur des gĂ©nĂ©rations, preuve qu’une justice sans rĂ©habilitation ne fait que perpĂ©tuer la punition.

