Malgré les secousses qui ont agité la vie de son parti, depuis le début de la Révolution, notamment sa séparation de l’Union pour la Tunisie (UPT) et du Front du Salut, Ahmed Néjib Chebbi a su garder sa sérénité et sa foi en un avenir plus clément.
Lors de cette interview, il revient sur la place d’Al Joumhouri dans le paysage politique actuel, ses ambitions personnelles pour les prochaines élections, sa vision pour l’avenir du pays, sans oublier de donner son point de vue sur l’actualité nationale.
D’abord, comment évaluez-vous la version finale de la loi électorale ?
Sincèrement, je suis satisfait du vote de la loi électorale. Cette loi est fondamentalement bonne car elle permet une représentation pluraliste à l’Assemblée.
Ceci dit, j’estime que celle-ci présente quelques défauts que nous n’avons pas pu redresser. L’un de ces défauts est de n’avoir pas pu mettre une limite aux candidatures anarchiques, à travers le principe du parrainage, et ce, dans le but de faciliter le choix aux électeurs.
Le deuxième défaut est la dispersion au sein de l’Assemblée. En effet, j’estime -et ceci est un avis personnel qui n’engage pas mon parti- que fixer un seuil de 2% aurait limité les listes trop faibles, et par conséquent l’éclatement de l’Assemblée. Car, il faut savoir qu’aujourd’hui, on a plus de 50 députés qui ne représentent que leurs personnes.
«Le risque de ne pas tenir les élections en 2014 existe, mais il n’est pas encore réel.»
A part ces deux défauts, je trouve que nous avons une bonne loi électorale amendable, perfectible et qui donne le cadre juridique d’une élection plurielle et représentative.
Est ce qu’il y a un risque que les élections ne soient pas tenues en 2014 ?
Certaines forces souhaitent, en effet, qu’il n’y ait pas d’élections en 2014. Et j’estime que leur position est irresponsable à l’égard de la Tunisie.
En effet, cela serait une violation de la Constitution, qui exige que les élections législatives et présidentielle soient organisées avant la fin de l’année 2014.
Donc, je dirais que le risque de report des élections existe mais il n’est pas encore réel. Aujourd’hui, nous avons tous les outils juridiques pour aller à des élections libres : une Constitution, une Instance Supérieure Indépendante pour les Élections (ISIE) et une loi électorale.
Ce qui nous manque c’est le climat politique, c’est-à-dire la neutralité de l’Administration, la sécurité, et c’est deux choses qui relèvent de la responsabilité du gouvernement de M. Jomâa. Ce dernier a encore le temps pour assainir le climat politique.
Mais attention, il ne faut pas oublier aussi la situation sociale et la tentation de toucher au pouvoir d’achat des Tunisiens. Cette tentation pourrait, en effet, provoquer une explosion sociale qui serait instrumentalisée par les forces qui veulent gouverner la Tunisie sans élections.
Qui sont ces forces qui veulent gouverner sans élections ?
Je ne peux accuser personne. Aucun parti n’a demandé ouvertement le report des élections. Cependant, je dis que toute mise en doute de la possibilité de tenir les élections dans les délais fixés par la Constitution est négative et ne peut que servir des projets non-démocratiques.
Comment évaluez-vous les chances d’Al Joumhouri pour les prochaines élections, en sachant que les sondages d’opinion le placent, régulièrement, dans les seconds rangs ?
Les élections démocratiques ne révèlent leur secret qu’au lendemain des jours des élections et donc celui qui vous parle, avec certitude, de ce que sera le verdict des urnes se trompe. Aujourd’hui, le champ est ouvert entre les deux pôles constitués par Ennahdha et Nidaa Tounes, mais il ne faut pas oublier qu’il y a aussi près de 50% d’électeurs qui n’ont pas encore choisi.
«Le Parti Al Joumhouri a des atouts sérieux pour l’élection présidentielle.»
Il y a, donc, une attente de la part du peuple tunisien, que ce soit sur le plan sécuritaire, économique ou social. Al Joumhouri pense pouvoir présenter une offre politique qui réponde à ses attentes. Il a des structures à travers l’ensemble du pays et il a des candidats de valeur. Donc, je pense qu’Al Joumhouri a, devant lui, un champ ouvert. Le parti pense, en effet, présenter un candidat à l’élection présidentielle et dans cette compétition-là, nous avons des atouts sérieux.
Peut-on dire que la présidence de la République est l’objectif ultime d’Ahmed Néjib Chebbi ?
La présidence de la République est un droit pour tout Tunisien ayant plus de 35 ans et jouissant de ses droits politiques et civiques.
Non, ce n’est pas mon objectif ultime. Mon objectif ultime est de servir mon pays. Mais, la présidence de la République pourrait être une position à partir de laquelle je pourrais, peut-être, mieux servir mon pays. Donc, si un jour je prenais la décision de m’y présenter, ce ne serait certainement pas pour les privilèges de la fonction, mais pour ce qu’elle offre comme moyen pour mieux servir mon pays.
Quelle serait votre réaction si les instances d’Al Joumhouri élisaient un autre candidat que vous pour représenter le parti, lors des prochaines élections présidentielles ?
Je l’accepterai, bien sûr. Je suis un démocrate et je l’ai démontré à plusieurs reprises, notamment lorsque je me suis retiré, de mon propre gré, de la présidence du parti au profit d’un autre candidat, en 2006. Et c’est, d’ailleurs, Mme Maya Jribi qui occupe cette fonction depuis un bon bout de temps.
Qu’en est-il de votre éventuelle coalition avec «l’Alliance démocratique» et «le Mouvement Echaâb» ?
Pour l’instant, Al Joumhouri n’est entré dans aucune alliance électorale. Il y a, certes, des discussions avec ces deux partis, mais rien de concret n’a été abouti.
Ceci dit, il convient de souligner qu’avec le mouvement «Echaâb», il ne semble pas y avoir de difficultés, dans la mesure où nous avons la même vision quant aux prochaines échéances électorales.
Cependant, avec l’Alliance démocratique, les choses sont moins claires. En effet, malgré notre entente autour de plusieurs points et malgré les valeurs qui nous unissent, nous nous ne sommes pas mis d’accord sur les contours de cette coalition, notamment les formations politiques qui devraient constituer cette alliance du Centre. Nous avons proposé, donc, de prendre le temps d’en discuter et nous avons reporté, de ce fait, les discussions jusqu’à après le vote de la loi électorale. Maintenant que la loi est votée, nous allons nous rencontrer pour voir s’il y a une évolution.
Après votre sortie de l’Union pour la Tunisie (UPT) et du Front du Salut, ne voyez-vous pas que votre parti est devenu isolé politiquement ?
Notre parti n’est pas isolé. Il est indépendant ! On ne peut parler d’isolement que lorsqu’on est isolé par rapport à la population et non pas en raison d’une position distinctive par rapport aux autres forces politiques.
«Oui, je regrette d’avoir adhéré à l’UPT !»
Al Joumhouri faisait partie de l’UPT, mais cette dernière s’est avérée ne pas être le cadre d’une alliance politique démocratique ni surtout le cadre d’une alliance électorale. Nous l’avons quittée et l’UPT n’a pas progressé depuis. Idem pour le Front du Salut.
Toutes ces forces ont épuisé leurs ressorts et leurs objectifs. Donc, Al Joumhouri se trouve aujourd’hui sur la scène politique en tant que parti indépendant, qui a ses propres propositions et sa propre vision.
Avec le recul, est-ce que vous regrettez d’avoir rejoint l’UPT ?
Je pourrais dire «oui», car au départ, Nidaa Tounes voulait regrouper des forces démocratiques pour équilibrer le paysage politique tunisien. Mais, il s’est avéré que ce rééquilibrage a été fait au profit d’une seule force, en l’absence d’une perspective d’alliance électorale et d’une base politique commune.
De ce fait, il n’y a eu que des tensions au sein de l’UPT depuis que nous l’avons rejointe et nous avons, donc, voulu mettre un terme à ses tensions en prenant nos distances. Et il faut dire que nous nous sentons mieux aujourd’hui. Donc, ça serait vous mentir de vous dire que je n’ai pas regretté notre adhésion à l’UPT.
Y a-t-il d’autres choix politiques que vous regrettez aujourd’hui ?
Oui, je regrette, également, la façon hâtive avec laquelle nous avons essayé de construire un parti démocratique du Centre, constitué de la fusion entre le Parti démocrate progressiste (PDP), Afek Tounes, l’ancien Parti Républicain et un certain nombre de personnalités démocratiques.
Malheureusement, il s’est avéré que la chose a été hâtive et nous a fait du mal à tous, aussi bien à ceux qui l’ont quitté qu’à ceux qui y sont restés. Donc, si je savais que les choses allaient évoluer de la sorte, je l’aurais retardé pour mieux le faire. Ceci dit, il convient de souligner que l’objectif de cette fusion n’était pas faux.
Notons, enfin, dans ce même cadre, que nos relations avec l’écrasante majorité de ceux qui nous ont quittés, et plus particulièrement les membres d’Afek Tounes sont restées intactes.
Pouvez-vous en dire de même de votre relation avec les membres de Nidaa Tounes?
Le conflit avec Nidaa Tounes n’a rien de personnel. D’ailleurs, je garde avec M. Béji Caïd Essebsi des relations de respect mutuel. Il y a même de l’affection dans notre relation. Cependant, nous avons deux visions et deux démarches difficilement conciliables aujourd’hui.
Comment évaluez-vous les 100 premiers jours du gouvernement Jomâa ?
Sur le plan de la communication, c’est excellent ! Mehdi Jomâa a été bien accueilli par les Tunisiens, jusqu’à présent. A l’échelle internationale, il a été bien reçu également.
Mais il y a deux choses qui l’attendent et le temps commence à presser. Premièrement, le maintien de la paix sociale par une politique judicieuse.
En effet, il faut être extrêmement prudent lorsqu’on parle des subventions des hydrocarbures et des produits de consommation de base, parce que cela touche le pouvoir d’achat et le Tunisien a atteint sa limite et ne peut plus faire des nouveaux sacrifices. Donc, il faut bien gérer les finances du pays. De toute façon, nous sommes tous là pour collaborer ensemble afin de gérer les affaires du pays jusqu’aux prochaines élections et y parvenir sans secousses sociales.
«Voilà comment je vois la Tunisie dans dix ans…»
La seconde attente concerne la neutralité de l’Administration. Et les pas engagés sur cette voie sont absolument insuffisants. Il faudrait assurer la neutralité de l’Administration au cours des prochaines élections. Il faut assurer, aussi, la sécurité, dissoudre les Ligues de protection de la révolution (LPR), qui sont encore présentes et actives et montrer de la résolution dans la lutte contre le terrorisme et les assassinats politiques. Nous enregistrons une amélioration dans ce volet-là, mais nous attendons plus.
Enfin, comment voyez-vous la Tunisie dans dix ans ?
Ah, la Tunisie dans dix ans !… Sincèrement, je la vois beaucoup plus prospère qu’elle ne l’est maintenant. Je vois ses régions interconnectées par des réseaux d’autoroutes et de voies ferrées. Je vois ses villes grandir et devenir même des capitales méditerranéennes. Et là, je pense à Sfax, qui j’espère abritera, en 2021, les jeux méditerranéens et fera des pas pour ressembler à Barcelone. Elle serait, en quelque sorte, notre Barcelone tunisienne.
Je vois les quartiers de toutes les villes progresser et prospérer avec l’éclairage public qu’il faut, avec l’assainissement qu’il faut, avec l’investissement dans les écoles, dans les clubs culturels et sportifs.
Je vois la Tunisie donner à ses enfants la chance d’avoir une vie heureuse et digne. Les Tunisiens ne penseront plus, dans dix ans, je l’espère, à quitter leur pays mais rester dans leur pays, participer, par le travail, à la création de la richesse et prendre leur part de cette richesse nationale.
Je vois une Tunisie ouverte sur l’échange international. Je vois une Tunisie avec un système d’enseignement amélioré, reformé, et synchronisé avec le système de formation et peut-être en fusionnant les deux secteurs.
Je vois la Constitution tunisienne complétement mise en œuvre avec la décentralisation au niveau des régions et la liberté individuelle garantie par la séparation des pouvoirs.
Donc, je dis tout cela car la Tunisie a fait ses preuves. Elle a montré qu’elle pouvait garder le caractère politique et pacifique de la transition. Nous avons montré que nous étions capables d’avoir une Constitution consensuelle quasiment votée à l’unanimité, qui reflète le modèle de société auquel aspirent les Tunisiens : une société démocratique, ouverte et en même temps un pays fier de son Histoire, de sa culture, de sa personnalité.
Donc, je vois beaucoup de bien pour la Tunisie à l’avenir. Tout cela à la condition, bien évidemment, que l’on réalise les élections à temps et que les vainqueurs de ces élections gouvernent la Tunisie dans un esprit de concorde nationale, parce que si on maintient et on approfondit les divisions, on ne réalisera pas ce beau programme sur les cinq ou dix années à venir.
Propos recueillis par Slim MESTIRI – Tunis-Hebdo