À contre-courant de l’Afrique francophone, le Royaume expérimente sa propre monnaie numérique. Une avancée technologique aux implications politiques majeures — entre émancipation, autorité et potentiel glissement vers une société programmable.
Un pionnier africain face aux géants du Sud globa
Alors que les regards africains restent rivés sur les crises économiques, les monnaies arrimées au franc CFA ou aux pressions inflationnistes, le Maroc avance, sans bruit, dans une direction que peu anticipent vraiment. Le 21 juillet 2025, lors d’une intervention très attendue, le gouverneur de Bank Al-Maghrib, Abdellatif Jouahri, annonce l’expérimentation d’un e-dirham — une monnaie numérique de banque centrale (CBDC), émise et garantie par l’État.
Ce n’est pas une cryptomonnaie. Ce n’est pas une application. Ce n’est pas un gadget.
C’est une mutation profonde de la souveraineté monétaire, ancrée dans une technologie maîtrisée, une architecture programmable, et une intention stratégique claire.
Le Maroc devient ainsi le premier pays d’Afrique du Nord à s’engager aussi concrètement dans cette voie, alors que la Chine, l’Inde ou encore le Nigeria ont déjà entamé leurs propres transitions. Plus encore : Bank Al-Maghrib confirme avoir lancé un test de transfert transfrontalier direct avec l’Égypte, sans passer ni par le dollar ni par le système SWIFT. Un acte de rupture monétaire à peine dissimulé, au moment où les BRICS eux-mêmes cherchent à contourner l’hégémonie financière occidentale.
Ni l’Algérie, ni la Tunisie, ni même les pays d’Afrique subsaharienne francophone n’ont atteint un tel stade d’expérimentation. Le Maroc se positionne, de facto, comme un laboratoire continental de la souveraineté numérique.
Le retour du politique dans l’architecture monétaire
À première vue, le e-dirham ressemble à une évolution technologique : un dirham digital, circulant entre deux téléphones, appuyé sur une blockchain privée. En réalité, c’est une réinvention de la monnaie comme instrument d’action publique.
Selon les informations officielles, cette monnaie numérique :
- est émise directement par Bank Al-Maghrib,
- conserve une parité stricte avec le dirham physique,
- circule sans intermédiaire bancaire,
- est programmable : sa durée de validité, sa destination géographique, ou son usage peuvent être définis à l’avance.
Cela signifie que les aides sociales peuvent être versées sous forme numérique, avec une date d’expiration ou une restriction d’usage. Une subvention logement, par exemple, ne pourra pas être détournée pour acheter un smartphone ou être transférée à un tiers. Une aide alimentaire ne pourra être utilisée que dans une zone donnée, auprès de commerçants certifiés.
Derrière cette logique : la volonté de moderniser la redistribution, de cibler les politiques publiques, et de lutter contre les abus, tout en désintermédiant les banques privées du circuit de l’aide sociale.
Un objectif en apparence pragmatique, mais dont la portée est éminemment politique.
L’efficacité contre la liberté ? Vers une société programmable
Ce que le Maroc inaugure avec le e-dirham, c’est aussi une ère nouvelle : celle de l’argent conditionnel.
Une aide sociale qui expire. Une allocation scolaire qui ne fonctionne que dans certains commerces. Une subvention carburant géolocalisée.
Derrière les promesses d’efficacité, surgit une question cruciale : souhaitons-nous d’un argent qui obéit ?
Dans un système basé sur une blockchain privée, l’État peut, en théorie, suivre chaque transaction, activer ou désactiver une allocation, restreindre un usage.
La traçabilité devient un outil de contrôle. La monnaie devient un code.
C’est une puissance nouvelle, qui ne dit pas encore son nom, mais dont les implications doivent être pensées maintenant.
Si la technologie peut permettre des avancées significatives — lutte contre la fraude, inclusion financière, réduction du cash — elle peut aussi devenir le socle technique d’un contrôle social fin, algorithmique, et silencieux.
À long terme, si ces logiques se généralisent, le rapport entre État et citoyen peut basculer : l’argent cesse d’être un bien neutre et devient un outil actif de conditionnement.
Le test marocain, une brique stratégique
Il serait naïf de croire que le e-dirham n’est qu’un projet parmi d’autres. En réalité, il s’inscrit dans une vision plus large : celle d’un Maroc qui cherche à devenir un pôle autonome, numérique, africain, avec ses propres règles, ses infrastructures souveraines, ses flux internes et sa capacité à se soustraire, partiellement, aux chaînes monétaires globales.
C’est une réponse monétaire à la fragmentation du monde.
C’est aussi une reprise en main du levier monétaire par le politique.
Et c’est, surtout, un pari risqué mais assumé sur la programmable power.
Ce pouvoir-là — celui de moduler la monnaie elle-même, en fonction d’objectifs stratégiques — pourrait devenir l’un des principaux marqueurs de puissance des États au XXIe siècle. Il n’est donc pas anodin que ce soit un pays africain qui s’en empare en premier dans sa région.
Reste à voir si ce pouvoir sera encadré, transparent, et démocratiquement débattu.