La constitution tunisienne de 2014 stipule dans son article 21: «Les citoyens et les citoyennes sont égaux en droits et devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination aucune.
L’État garantit aux citoyens et aux citoyennes les droits et les libertés individuels et collectifs. Il leur assure les conditions d’une vie décente».
Il a fallu aux Tunisiens qui avaient refusé toutes discriminations entre les citoyens, presque quatre ans de batailles, de manifestations, de cris, de luttes pour qu’enfin ce principe d’égalité des citoyens et citoyennes soit inscrit dans la nouvelle constitution.
Pourtant, force est de constater que malgré le vote de cette constitution, il persiste en réalité dans notre vie quotidienne des inégalités et injustices qui tendent à s’aggraver. La séparation des élèves en fonction de leur sexe et l’exigence du port d’un tablier ou d’un uniforme dans les écoles ou lycées par les filles seulement en sont une illustration.
Autrefois on exigeait dans les écoles et lycées tunisiens le port du tablier par tous les élèves. A l’époque le tablier rattachait l’élève à un espace éducatif, gardait les vêtements propres, et surtout permettait de gommer les différences de classes sociales entre les élèves et les mettaient tous sur le même pied d’égalité.
Ensuite, au fil du temps, cette exigence du tablier a concerné de plus en plus les filles uniquement. La question qui se pose et s’impose est : pourquoi les filles? Pourquoi cette injustice?
Pourquoi un tablier pour les filles et pas pour les garçons?
Cette inégalité n’étant pas suffisante, certains lycées, à l’instar du lycée d’Ennasr, ont jugé bon de l’accentuer en exigeant des filles qu’elle portent un uniforme et qu’elles ne soient ni attirantes ni coquettes. (Article 10 du règlement interne de ce lycée).
Pourquoi donc?
Pourquoi seules les filles n’ont pas le droit d’être coquettes? De quoi a-t-on peur? Qu’elles attirent les mâles?
Pourquoi ne demande-t-on pas la même chose aux garçons? Ne peuvent-ils pas aussi être coquets, avoir une jolie coiffure, une jolie tenue, être attirants? Alors pourquoi?
Est-ce que cela signifie qu’une fille est perçue comme un objet de désir à cacher? N’est-elle pas une personne? Donc dès l’enfance et l’adolescence, on veut inculquer à ces jeunes qu’une femme est une «3awra» désirable à cacher et qu’un jeune garçon est un être qui ne peut contrôler ses pulsions? Ne serait-ce pas une atteinte à leurs droits d’enfants?
En réalité, on encourage un regard pédophile sur la fillette et l’adolescente et malheureusement cela devient de plus en plus courant en Tunisie. Il suffit de se rappeler la réaction du délégué à la protection de l’enfance de Gafsa dans l’affaire de la jeune adolescente de 12 ans qui a été fiancée dernièrement. Le rôle de l’école est pourtant de lutter contre la propagation de la violation des droits des enfants et pas de la renforcer et la justifier.
Ce règlement interne est inconstitutionnel puisqu’il touche les droits de l’enfant, les droits de la femme, l’égalité entre les citoyens et les citoyennes et les principes d’éducation d’un État civil.
Si les raisons du port d’un tablier sont toujours l’appartenance à un établissement, la propreté et la suppression des disparités sociales, cela doit concerner les élèves des deux sexes exactement de la même manière. Les vêtements des garçons aussi doivent rester propres et peuvent être très coûteux, et donc accentuer les inégalités sociales entre camarades.
A titre d’exemple, dans les pays qui adoptent ce système d’uniforme scolaire unique comme la Grande Bretagne, l’Egypte ou l’Inde, les élèves des deux sexes sont concernés.
Si ce tablier ou uniforme répond à d’autres critères ou d’autres exigences, quels sont-ils? Et pour quelles raisons ces critères ne concerneraient que les filles et pas les garçons?
En plus, pourquoi impose-t-on aux parents des filles une dépense supplémentaire à laquelle ne sont pas contraints les parents des garçons?
Dans ce lycée d’Ennasr par exemple, on réclame 25 dinars par uniforme. Les parents des filles vont devoir débourser, en plus de toutes les dépenses de fournitures scolaires, cahiers, livres… 25 dinars pour l’achat d’un tablier. Si des sœurs fréquentent ce même établissement, cela fera 25 dinars par fille multiplié par le nombre de sœurs. Mais toujours rien pour les parents des garçons. Les parents de filles sont donc pénalisés par rapport aux parents de garçons. Pourquoi? Encore une inégalité entre citoyens parents et une injustice.
Pour une véritable justice, et une égalité entre les citoyens, il faut soit imposer un uniforme à tous les élèves soit n’en imposer aucun et ce, quelque soit leur sexe!
Soumettre les seules filles à l’obligation du port d’un tablier ou uniforme est donc inconstitutionnel. Ces dispositions du règlement interne du lycée n’ont pas respecté le principe d’égalité entre les citoyens, ni en ce qui concerne le sexe, ni en ce qui concerne l’imposition des frais relatifs au tablier à une seule catégorie de parents.
Par ailleurs, l’article 46 de la constitution stipule: «L’Etat s’engage à protéger les droits acquis de la femme et œuvre à les renforcer et à les développer. L’Etat garantit l’égalité des chances entre la femme et l’homme quant à l’accès à toutes les responsabilités et dans tous les domaines. L’Etat œuvre à réaliser la parité entre la femme et l’homme dans les assemblées élues. L’Etat prend les mesures nécessaires en vue d’éliminer la violence contre la femme.»
En plus de cette ségrégation vestimentaire citée ci-dessus, on observe que certains établissements opèrent une autre ségrégation qui n’existait plus depuis des dizaines d’années dans nos écoles et lycées : la séparation physique des filles et garçons. De plus en plus, ces élèves ne sont plus mélangés dans les salles de classes, on les sépare selon leur sexe, d’un coté les uns, d’un autre coté les autres.
De part ces deux ségrégations physiques et vestimentaires, qu’est-on donc en train d’apprendre aux enfants? Tout simplement qu’il y a une différence entre eux, qu’ils ne sont pas égaux. On leur donne le mauvais exemple. On cultive la discrimination et le machisme dès le plus jeune âge. Au lieu de leur inculquer des valeurs nobles, on apprend aux garçons à mépriser la femme et à la considérer comme objet. Petit à petit, on commence à changer les mentalités.
Il est effrayant de constater qu’il y a un retour en arrière. L’enseignement mixte est un droit acquis depuis des dizaines d’années en Tunisie. De quel droit veut-on revenir à la séparation des sexes? De quel droit revenir sur ce droit acquis? L’Etat s’est engagé dans la constitution à protéger les droits acquis des femmes, comment peut-il tolérer que dans les écoles publiques on revienne sur ce droit?
Si on tolère aujourd’hui un retour sur un droit acquis, qu’en sera-t-il demain? Des lycées pour garçons et des lycées pour filles? Et ensuite des écoles pour petites filles et des écoles pour petits garçons? Et ensuite? Des programmes scolaires pour les garçons et des programmes scolaires pour les filles? Et après, on supprimera petit à petit du programme des filles les matières qui ne servent à rien à leurs rôles d’épouse et de mères et on les remplacera par des cours de cuisine, de couture et de broderie? Et plus tard, on gardera les filles à la maison? Après tout, pourquoi les études, elles vont devenir épouses complémentaire et mamans, elles n’ont pas besoin de connaitre les maths, la littérature et les sciences…
En résumé, il s’agit là d’une quadruple stigmatisation parfaitement inconstitutionnelle: une ségrégation des sexes, une inégalité par rapport aux garçons, un coût supplémentaire pour les parents des filles et un retour sur un droit acquis ! L’Etat censé respecter la constitution est le premier qui la viole.
En plus de tout cela on formate les esprits et plus tard ces jeunes garçons, lorsqu’ils deviendront des hommes adultes, se croiront toujours supérieurs aux femmes. Et le cycle continue !
La question est de savoir combien d’établissements agissent de cette manière? Est-ce un cas isolé ou sont-ils nombreux dans ce cas?
Que fait donc le Ministère de l’Education Nationale contre ces agissements? N’y a-t-il pas un contrôle des règlements intérieurs de ces établissements? Que fait le Ministère des Affaires de la femme? Est-il au courant de cette discrimination entre les deux sexes?
Neila Driss