Lors de la dernière édition des Journées Cinématographiques de Carthage (JCC) j’avais eu un coup de cœur pour Wanas (Affabilité), un court métrage égyptien, écrit et réalisé par Ahmed Nader.
Mahmoud (Abdul Rahman Abou Zahra) et Nabila (Ragaa Hussein) sont un couple amoureux de 80 ans. Ils vivent seuls dans leur maison. Mais petit à petit on s’aperçoit qu’en réalité le mari est décédé, et que sa veuve le fait vivre dans son imagination de façon à ce qu’il lui tienne compagnie. Un court métrage tout plein de tendresse et d’amour. A donner envie d’être à la place de cette femme qui a eu la chance de vivre une si belle histoire d’amour.
Ahmed Nader, le réalisateur, et Nehal Elkoussi, la productrice, reçoivent le Tanit de Bronze pour Wanas
Wanas qui était en compétition officielle des courts métrages a remporté le Tanit de Bronze.
«Ce Tanit est le premier prix de ma vie. C’est aussi ma première visite en Tunisie, la première mondiale de Wanas, mon premier court-métrage de fiction et c’est la première fois que je participe à un festival. Je vous remercie donc tous très fort», avait dit Ahmed Nader lors de la remise des prix.
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Le Tanit de Bronze pour Wanas
J’ai personnellement tellement aimé Wanas que j’ai tenu à rencontrer le réalisateur et essayer d’en savoir un peu plus.
Comment avez-vous eu l’idée de ce film ?
Wanas est mon premier court métrage de fiction, et c’est aussi ma première expérience en tant que scénariste.
Mon père est décédé. Il avait été malade pendant une longue période. Il avait eu un cancer et ma mère s’était occupé de lui à la maison et ensuite à l’hôpital.
Apres sa mort, bien que nous soyons six frères, personne n’a été avec elle à la maison, c’est là que mon imagination est entrée en compte : comment vit-elle ? Elle qui a six enfants et qui a toujours vécu avec un mari, comment fait-elle seule ?
Pas seulement ma mère d’ailleurs, mais toute femme âgée comme elle. Lorsqu’elles se retrouvent seules après de longues années de vie familiale, comment font-elles ? Comment vivent-elles ?
De là est venue l’idée du film.
Nabila dans le film ne s’est pas laissée aller. Lorsqu’elle s’est retrouvée seule, elle a vécu avec son imagination. Seule, sans enfants, sans conjoint, sans voisins, que pouvait-elle faire ?
Il ne fallait pas qu’elle meure de solitude. Elle avait donc décidé de faire vivre son mari dans son imagination. Seuls les souvenirs lui restent.
La TV est allumée en permanence et on y voit le film Habibati avec Faten Hamama et Mahmoud Yacine. Pourquoi est-ce que vous avez choisi de montrer plusieurs extraits de ce film ?
J’aime beaucoup ce film romantique et je trouve qu’il n’avait pas eu le succès qu’il méritait. En plus, il traite du même sujet que mon film, mais la différence est que dans Habibati, c’est lui qui l’a perdue, elle, et au début de leur vie. Dans Wanas, c’est elle qui le perd lui, après qu’ils aient vécu de très longues années ensemble.
L’idée que je voulais faire ressortir est que l’amour est un, que l’on soit jeune ou vieux. Les deux couples auraient aimé vivre ensemble à l’infini. Quelque soit l’âge, les sentiments sont les mêmes.
Donc finalement, si elle n’avait pas eu cet amour, elle n’aurait pas pu vivre sa solitude ?
Si elle n’avait pas vécu cette histoire d’amour, la solitude aurait été plus difficile. L’amour lui a permit de supporter sa solitude.
Nabila s’est fatiguée à force de s’occuper de Mahmoud. Elle est aussi une vieille dame, elle a 80 ans et elle n’en peut plus. Surtout que le mari qu’elle connaissait et aimait n’est pas ce vieux malade. Son mari est celui de ses souvenirs. Celui qui mangeait avec elle, qui plaisantait avec elle. Mais pas cet homme malade.
Il y a une sorte de contradiction : veut-elle qu’il décède ou pas ? Elle est fatiguée de s’occuper de lui mais elle veut aussi qu’il reste avec elle. Mais qu’est-ce qui vit : l’imagination ou le corps ? Pour le corps, il n’y a plus de solution, il va mourir. Par contre l’imagination va survivre.
A chaque fois que je parle de la maladie de Mahmoud, c’est toujours le soir ou la nuit. Le soir exprime la fatigue, la souffrance, la solitude…
Lorsque le corps va mourir, il va faire jour. Nabila va enfin se reposer physiquement. Elle n’est plus obligée de s’occuper de lui. Ses vêtements vont d’ailleurs changer : alors qu’elle portait des couleurs sombres, elle va porter des couleurs claires et elle va lui dire : je suis libre pour toi : Fidhitlek. Tous ses souvenirs avec lui vont lui permettre de continuer et vivre avec sa solitude.
Personnellement, je n’aime ni la tristesse, ni le découragement, ni l’abattement et je cherche toujours la lueur d’espoir. Lorsque mon père est décédé, même mon deuil a été un deuil calme, c’est-à-dire que ce n’était pas la fin du monde, j’avais l’espoir, j’étais même sur, que je le retrouverais à nouveau. Il est certain qu’il y a un autre monde et que je l’y rencontrerais même si aujourd’hui, il n’est pas avec moi.
J’essaye toujours de garder cet espoir pour pouvoir vivre. Et j’ai voulu implanter cet espoir chez Nabila. Qu’elle croit elle aussi qu’un jour, elle rencontrera Mahmoud à nouveau et en même temps, pour tromper sa solitude, elle peut utiliser son imagination et chercher parmi ses souvenirs pour qu’ils lui tiennent compagnie dans cette maison vide.
Votre film m’a fait penser à deux longs métrages égyptiens qui traitent également de la solitude : Withered Green de Mohamed Hammad qui est également programmé dans cette même édition des JCC et Villa 69 de Ayten Amin. Dans Withered Green, la solitude de la jeune femme est monstrueuse parce que justement elle n’a jamais connu l’amour, d’ailleurs le film est d’une tristesse horrible, alors que dans Villa 69, la solitude de Hussein est devenue de plus en plus supportable et même porteuse d’espoir avec la naissance de l’amour. Trois films qui parlent de solitude, d’une façon différente, mais pour aboutir à la même conclusion : lorsqu’il y a amour, on peut supporter la solitude. Sans amour, c’est pénible.
Tout à fait, c’est exactement cela. Imaginez une vie sans sentiments, sans amour… La solitude est alors bien plus pesante, ce n’est plus une solitude liée à un endroit dans lequel on se retrouve seul, mais c’est une solitude que l’on porte profondément en soi.
Affiches des films Withered Green et Villa 69
Pourquoi ce choix de faire un va-et-vient entre l’imagination et la réalité ?
Au début du film les spectateurs ne savent pas qu’il s’agit d’imagination, ils croient que c’est la réalité. Je voulais qu’ils aiment Mahmoud, il fallait donc qu’ils voient son coté sympathique et gentil. Pour qu’ils comprennent à quel point Nabila aime son mari, il fallait que je le montre d’abord tel qu’il était avec elle de son vivant : Il a mis un pyjama rose et lui a dit de le rejoindre dans la chambre à coucher, il plaisante avec elle. Chez nous, les vieux ne se disent pas des mots d’amour, mais ils s’aiment.
Il fallait que les spectateurs les voient d’abord sous cet aspect pour qu’ils les aiment, se lient avec eux, vivent avec elle son imagination et ensuite descendent avec elle dans le monde de la réalité. Et là vient le choc.
Toutes les scènes qui suivent sont construites de la même manière : on commence par une situation qu’elle imagine pour déboucher sur l’amère réalité. Par exemple, lorsqu’ils sont à table, entrain de manger, c’est de l’imaginaire, mais lorsqu’il lui dit qu’il s’est mouillé, la réalité rattrape l’imagination. Qui s’est mouillé ? Ce n’est pas le mari en face d’elle, mais le malade qui est dans la chambre qui ne peut même plus se retenir d’uriner.
Que pensez-vous du public des JCC ?
Le public des JCC m’a beaucoup surpris lors de la première projection au Colisée. Je n’aurais jamais cru par exemple que la première scène ferait autant rire. Je ne m’attendais pas du tout à une telle réaction. Le film était en première mondiale, donc personne ne l’avait vu auparavant.
Mais j’ai été très content : si les spectateurs rient et sont en osmose avec le personnage, la réalité allait leur faire mal. Ils ressentiraient donc le poids de la solitude et c’est ce que je voulais.
J’aime le cinéma et j’ai toujours voulu y travailler mais je ne croyais pas que cela se produirait aussi rapidement : il s’agit de mon premier court métrage et il a été sélectionné et primé dans un aussi grand festival que Carthage !
Carthage est un festival très connu. En Egypte on dit que si on veut vraiment savoir si un film est bon ou pas, il faut le faire projeter au festival de Carthage parce que le public ne fait pas de fleurs. C’est un public cinéphile, si le film lui plait c’est qu’il est beau, sinon….
C’est vraiment une expérience très importante pour moi, à travers laquelle j’ai beaucoup appris. J’essaye de parler aux gens, professionnels ou pas, je leur demande ce qu’ils ont aimé et ce qu’ils n’ont pas aimé ? Pour quelles raisons ? Je leur demande de m’expliquer… Leurs réactions sont très importantes.
D’ailleurs j’aimerais connaitre votre avis également.
J’avoue que j’allais voir le long métrage marocain et je ne savais pas ce qu’il y avait avant un court métrage avant. Tout d’un coup, j’ai vu apparaitre sur l’écran ce vieux bonhomme et son pyjama rose et toute la salle s’est mise à rire : c’est un vieux et nous nous demandions ce qu’il faisait. Flirter à son âge ? Et ensuite, petit à petit, nous avons été absorbés par le film… qui est vraiment très très beau. Il nous a fait rire et ensuite il nous a fait vivre avec lui et nous a fait ressentir ce que ressentaient les personnages.
Et que vous ont dit les autres ? Quels ont été leurs avis ?
Les personnes âgées m’ont dit avoir vécu cette expérience et que le film les a donc beaucoup émus.
Un spectateur m’a dit avoir beaucoup aimé les dialogues et m’a même demandé pourquoi en Egypte nous savions écrire de si beaux dialogues ? J’ai répondu que je ne savais pas non plus et que c’est peut-être parce que nous sommes un peuple très bavard.
Le directeur artistique du Festival d’Oran a commencé par me dire qu’il n’avait pas aimé le film : il l’a trouvé trop long, ennuyeux, et pense qu’il doit être remonté entièrement. Il lui également trouvé des défauts techniques et n’a pas aimé la musique. Mais paradoxalement, à la fin, il a dit que le film est beau. Comment ? Je n’ai pas compris.
Pendant le débat qui a suivi la projection, on m’a reproché d’avoir trop insisté sur le film Habibati et d’avoir inséré trop d’extraits. On m’a dit qu’il aurait fallut plus me concentrer sur mon propre film qui est beau. J’ai répondu que j’utilise justement ce film dans pour plusieurs raisons : – comme s’il s’agissait de Nabila et son mari lorsqu’ils étaient jeunes, – l’aspect romantique de ce long métrage, dont la réalité est pourtant différente de mon film, – la TV qui passe le film est une compagnie pour Nabila, c’est pour cela qu’elle reste allumée 24h/24h. Il fallait que dans la maison il y est une source de bruit, de vie.
Habibati et Wanas
Quels sont vos projets après les JCC ? D’autres festivals encore ? D’autres films ?
J’ai soumis Wanas à plusieurs festivals, tel celui de Berlin, Rotterdam…. Il ira également à Louxor et d’autres festivals nationaux, et il fera l’ouverture d’un festival au Soudan. C’est ma toute première expérience, donc je ne sais pas encore exactement ce que je vais faire. Mais je découvre le public, et j’aime cela parce que je sens que j’apprends. Je le répète encore, j’ai été très surpris par le public tunisien et surtout de le voir si nombreux. De voir que les gens peuvent attendre une heure et même deux heures pour acheter des billets et ensuite apprécier et interagir avec un film, est pour moi une découverte.
J’ai aussi compris ce que les spectateurs aiment ou n’aiment pas, ce qui les fait rire et ce qui les émeut. J’aimerais découvrir la même chose en Egypte. Observer les gens en train de voir d’autres films et étudier leurs réactions.
Par ailleurs, je travaille actuellement sur un documentaire pour la TV. En même temps, j’ai une idée pour un autre court métrage que je suis en train de préparer. J’attendais de voir les réactions des spectateurs à Carthage pour tirer les leçons de mon premier film et comprendre ce que j’ai fais de bon et ce que je dois corriger.
Bravo et félicitations pour le Tanit. Vous avez fait un beau film. Bien que le sujet soit triste, votre façon de le traiter l’a rendu joyeux et au lieu de plaindre Nabila, on se dit qu’on aurait aimé être à sa place. Vivre une histoire d’amour vraie et durable est une chance qui n’est pas accordée à tous!
Neïla Driss
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