Hier au Festival du Film d’El Gouna (GFF) a eu lieu la projection en première arabe du film franco-libanais L’insulte de Zyad Doueiri.
Un film magnifique qui n’a laissé personne indifférent. C’est vraiment le moins qu’on puisse dire. Jusqu’à ce matin, tous en parlaient encore et encore.
Tous sont d’accord sur un point: cinématographiquement, ce film est vraiment très beau. Très bien filmé, les séquences sont belles, le rythme est équilibré et tient en haleine. L’histoire va crescendo: d’un petit fait divers, elle va s’amplifier petit à petit jusqu’à devenir universelle. Les rebondissements viennent à point l’un après l’autre et s’enchaînent parfaitement bien. Le jeu des acteurs est excellent.
Alors, où se trouve le désaccord?
Le sujet du film et son traitement n’ont pas plu à tous les présents, certains ayant été même très en colère et réagissant vivement lors du débat qui a suivi le film.
Tony est un simple garagiste qui vit avec sa femme enceinte. Un jour, en arrosant les plantes qui se trouvent sur son balcon, il mouille Yasser. Celui-ci travaille dans une entreprise chargée de certains travaux dans le quartier où habite Tony. Il lui fait remarquer que sa conduite d’eaux usagées est illégale. Tony refusé de l’écouter. Yasser va donc faire réparer cette conduite d’eau. Tony est contre cette réparation et la casse. Yasser l’insulte.
Simple fait divers.
Or Tony, libanais chrétien de droite, déteste les palestiniens et est contre leur installation au Liban. Yasser est justement palestinien.
La dispute va grandir, Tony insulte Yasser et Yasser frappe Tony.
Ce simple fait divers ridicule va devenir une affaire d’Etat. Cette petite dispute est l’étincelle qui va allumer le feu. La haine apparaît, les politiciens s’en mêlent, les communautés s’enflamment, les bagarres commencent, les insultes fusent…. le pays entier s’embrase.
Cet embrasement montre que la haine appelle la haine, la violence engendre la violence. Un geste ou un mot anodin peut presque conduire à la guerre.
L’insulte – Le pays s’embrase
Et voilà Tony et Yasser devant le tribunal. Les palestiniens contre les libanais de droite. Les pro-palestiniens contre les anti-palestiniens. Et deux avocats qui s’opposent. Deux avocats remarquables. Des répliques extraordinaires.
Et petit à petit, on en apprend bien plus sur Tony, sur Yasser, sur les blessures des uns et des autres…
Débat avec Zyad Doueiri à l’issu de la projection de son film L’insulte
Le débat qui a suivi le film a été lui aussi un peu «brulant ».
Un palestinien a fait bien des reproches à Zyad Doueiri. Il l’a accusé d’avoir déformé l’histoire et les faits et a même quitté la salle.
Quant à Zyad Doueiri, imperturbable, il a raconté que son film est inspiré d’une histoire vraie. En effet, il y a quelques années, il résidait à Beyrouth, lorsqu’une femme palestinienne, qui arrosait des plantes sur son balcon l’a mouillé. Il s’est mis en colère et l’a insultée. Sa compagne s’est alors fâchée contre lui et lui a reproché ces insultes envers la palestinienne. Il s’est retrouvé donc lui-même en plein milieu d’une dispute, d’insultes, de mots blessants, de demande de pardon… Il a alors eu l’idée d’écrire ce film, mais a imaginé qu’au lieu de se disputer, l’une des deux parties porte cette affaire devant un tribunal et que le pays s’enflamme.
Il a précisé que sa famille était de gauche et a lutté aux côtés des palestiniens. Sa mère était une grande militante. Par contre, Joëlle sa compagne, qui a coécrit le scénario vient du camp opposé, celui de Béchir Gemayel. Il a écrit les scènes de l’avocat qui défend Tony le libanais et elle a écrit les scènes de l’avocate qui défend Yasser le palestinien.
Le dialogue entre les deux avocats est d’ailleurs remarquable. Il tient le spectateur en haleine.
Personnellement, je ne connais pas les détails historiques de la cause palestinienne, ni de la guerre libanaise, ni des relations qui les lient. Je ne peux donc en aucun cas juger de la véracité historique du film. Et je l’avoue je pense que quelque part, cela n’a pas d’importance et qu’il ne faut pas limiter le film à la cause palestinienne.
Ce qui est important à mes yeux est l’idée générale du film, les sujets qu’il traite, les questions qu’il soulève… En fait, même s’il part d’un cas particulier, le film traite de sujets universels et pose des questions qui nous concernent tous en tant qu’humains, et certaines questions nous touchent particulièrement nous tunisiens.
Le film montre comment la violence engendre la violence, comment un fait insignifiant peut, lorsqu’on n’y prend pas garde, mener à une tel déchaînement qu’il devient presque impossible par la suite de le contenir. Or cela ne mène nulle part.
Ensuite, le film explique que chacune de nos réactions, même celles qui semblent les plus absurdes, peuvent s’expliquer par notre vécu. Qu’il faut parfois examiner notre passé pour comprendre nos réactions, nos haines, nos refus…
Mais ce qui m’a le plus interpelée personnellement est que le film traite de la justice transitionnelle et de la réconciliation nationale. Et ce sujet est d’actualité en Tunisie.
Dans un pays, après une guerre ou une révolution, faut-il faire table rase du passé et ouvrir une nouvelle page ? Faut-il au contraire ouvrir les dossiers, comprendre ce qu’il s’est passé, juger les coupables et ensuite seulement ouvrir une nouvelle page ? Peut-il y avoir de réconciliation nationale sans règlements de comptes ?
Ce débat est ouvert actuellement chez nous. Certains disent qu’il faut oublier et avancer et d’autres crient « manich msamah ».
Au Liban d’après guerre, le travail de mémoire a été confisqué au peuple. On a mis une chape de plomb sur ce qu’il s’est passé et on a fait comme s’il n’avait pas existé.
Or dans ce tribunal, le réalisateur va se faire affronter deux camps à travers deux personnages qui vont devoir faire face à leur passé. Les souvenirs remontent en surface. Les traumatismes resurgissent. Les rancœurs, si longtemps refoulées vont enfin pouvoir s’expliquer. En fait, sans aucun artifice, le réalisateur nous dit que sans une véritable reconnaissance de la douleur de chacun, acteur ou témoin de la guerre, aucune réconciliation n’est possible. L’abcès sera peut-être crevé et permettra ainsi une possible réconciliation.
En fait, ce tribunal va offrir une occasion d’aborder enfin la justice transitionnelle, il va permettre d’amorcer au moins le débat.
J’avoue que cet aspect du film m’a beaucoup secouée. Qu’en est-il en Tunisie ? Devons-nous absolument parler du passé et ne pas laisser un abcès se créer ? Mais de quelle manière faut-il le faire ? De quelle manière lorsque le processus est biaisé à la base et que l’instance créée à cet effet ne rempli pas son rôle ? Comment allons-nous avancer nous même ?
Hend Sabry à la projection du film L’insulte
Hend Sabry, présente à cette projection, a beaucoup aimé L’insulte. Elle a déclaré avoir été complètement remuée par ce film qui a osé casser le tabou de la cause palestinienne et qui pousse à la réflexion. Une des répliques du film dit clairement : « il ne faut pas occulter toutes les causes et ne parler que de la cause palestinienne, il faut qu’on parle de tous ». Hend a également dit être très heureuse que le film ait été choisi pour être projeté en Tunisie lors des Journées Cinématographiques de Carthage (JCC), ce qui lui permettra d’ailleurs de pouvoir le revoir et encore mieux le comprendre.
Selon Zyad Doueiri avec lequel j’ai eu l’occasion d’échanger quelques mots après la projection, le film est d’abord l’occasion de parler enfin: pendant des années, tout a été fait pour essayer d’éviter d’aborder certains sujets, de faire taire, ce qui n’est pas normal. Ensuite, le film concerne surtout deux personnalités qui se découvrent elles-mêmes. Elles se remettent en cause, elles se cherchent. La souffrance justifie-t-elle la haine? Le fait de ne pas connaître la vérité permet-il de pardonner?
Puisque L’insulte sera projeté à Tunis lors des JCC, essayez d’aller le voir. C’est un excellent film.
Je ne peux terminer cet article sans citer une des répliques du film. Lors d’une rencontre entre le Président de la République et Tony, ce dernier dira au premier : « Vous n’avez pas tous les droits, vous êtes un employé de l’Etat et je paye mes impôts ». J’avoue avoir adoré cette réplique. Hélas, nos gouvernants oublient très souvent qu’ils ne sont que des employés de l’Etat et qu’ils sont censés être au service des citoyens.
Allez voir le film !
Neïla Driss
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