À la 46ᵉ édition du Festival international du film du Caire (CIFF 2025), Round 13 de Mohamed Ali Nahdi se présente au public dans la compétition « Horizons du Cinema Arabe », au cœur d’une section consacrée aux cinémas arabes contemporains. L’équipe du film, arrivée directement d’Estonie après sa première mondiale au Tallinn Black Nights Film Festival, accompagne cette œuvre profondément tunisienne dans son passage d’un grand rendez-vous européen à l’une des manifestations majeures du cinéma arabe.
Round 13 de Mohamed Ali Nahdi s’inscrit dans une double dynamique : celle d’un cinéma tunisien qui interroge sa propre réalité sociale, et celle d’un récit intime qui met en lumière la fragilité d’une famille confrontée à l’inimaginable. Réalisé par Mohamed Ali Nahdi, écrit par Sophia Haoues avec la participation du cinéaste, et interprété notamment par Helmi Dridi et Afef Ben Mahmoud, le film déroule un drame qui dépasse largement le cadre de la boxe pour donner corps à une histoire où les épreuves de la vie prennent l’allure d’un dernier round.
Le point de départ est simple et brutal. Kamel, ancien champion de boxe ayant abandonné les rings pour fonder une vie paisible avec sa femme Samia et leur fils Sabri, voit cette stabilité s’effondrer lorsque tous deux apprennent que leur enfant souffre d’une tumeur osseuse maligne, après ce qui semblait n’être qu’une chute anodine. Ce diagnostic fait basculer l’existence de la famille dans une succession de chocs et de bouleversements : la maladie grave d’un enfant, l’annonce de traitements lourds, la peur omniprésente de la mort, l’effondrement progressif du père qui sombre dans la colère et la perte de contrôle, la résistance obstinée de la mère qui s’accroche à l’espoir, et le courage silencieux du fils. Ces éléments structurent le premier axe majeur du film, celui d’un drame familial où chaque membre réagit différemment à la catastrophe, où la maladie devient un révélateur des forces et des fragilités de chacun.
Une des grandes qualités de Round 13 est précisément de ne pas tomber dans le mélodrame ni dans le pathos facile. Le film n’est pas conçu pour « faire pleurer dans les chaumières », il ne cherche pas l’émotion à tout prix, il est fait avant tout pour raconter et dénoncer. Bien sûr, on peut verser une larme, et même plusieurs, surtout lorsqu’on a déjà traversé une épreuve comparable : la maladie d’un enfant, surtout lorsqu’il est en très bas âge, et la menace de sa mort, restent parmi les drames humains les plus terribles que l’on puisse avoir à affronter. Accepter la mort éventuelle de son propre enfant est au-delà du supportable, et le film laisse affleurer cette horreur sans la souligner, sans l’exploiter, en la laissant simplement s’imposer au spectateur à travers les gestes, les regards, les silences.
Mais Round 13 ne se contente pas de raconter une histoire individuelle. Le film décrit une réalité tunisienne, celle que vivent chaque jour des familles issues de classes sociales défavorisées confrontées à la maladie grave d’un proche. Le choc de l’annonce, dans un pays où la perspective de traitements longs et coûteux provoque immédiatement une angoisse matérielle, se double d’une autre réalité tout aussi éprouvante : l’hôpital public ne remplit pas son rôle. Dans le film, les files d’attente interminables, les retards, les examens décalés, les prescriptions impossibles à obtenir et la lenteur générale du système occupent une place centrale. Les attentes y sont immenses, parfois désespérées, tandis que les prix pratiqués dans le secteur privé sont hors de portée pour une grande partie de la population. À cela s’ajoute la crise des médicaments, omniprésente dans la Tunisie contemporaine, où certains traitements indispensables sont introuvables, obligeant les familles à multiplier les démarches, à se tourner vers le marché noir et la contrebande ou à renoncer à une prise en charge optimale.
Cet ancrage social constitue le second grand axe du film, abordé de façon explicite, sans artifice ni détour. La maladie grave d’un enfant n’est pas seulement un drame familial ; elle est également un révélateur structurel. Le film montre comment la précarité se mêle à la détresse émotionnelle, comment l’impossibilité d’accéder à un traitement rapide ou complet accroît les tensions au sein du foyer, comment la fatigue, la peur et la pression matérielle déforment les relations entre les parents et l’enfant. Dans Round 13, les obstacles administratifs et médicaux ne sont pas des éléments secondaires : ils font partie intégrante du combat que mène cette famille, autant que le diagnostic lui-même.
Dans cette tempête, un détail qui n’en est pas un apparaît clairement : c’est la mère qui reste le pilier de la famille. Samia tient bon lorsque tout vacille autour d’elle, elle tient la maison, le fils, le mari, et elle continue d’avancer malgré la fatigue et la peur. Ce n’est pas un hasard : dans la société tunisienne, c’est très souvent la mère qui occupe ce rôle central, celle qui reste debout quoi qu’il arrive, celle sur qui l’on peut compter lorsque les épreuves s’accumulent. Le film en fait un clin d’œil appuyé sans jamais l’énoncer théoriquement : il suffit de la regarder, de la suivre, pour comprendre sur qui repose l’ossature du foyer.
Ce contexte explique la spirale dans laquelle plonge Kamel, dont la descente vers la colère et la violence est inscrite comme la conséquence d’un double effondrement : celui de son fils, et celui des institutions censées le protéger. Une altercation, provoquée par l’accumulation de tensions, conduit à son arrestation. Lorsqu’il sort de prison, le temps a passé, et le film s’oriente vers un « dernier round », un combat qui n’a plus lieu sur un ring mais dans l’intimité d’un foyer qui tente de se reconstruire malgré la maladie, la peur, le manque de moyens et l’usure des épreuves.
L’écriture cinématographique de Mohamed Ali Nahdi s’appuie sur sa propre trajectoire de réalisateur et d’acteur. Formé au Théâtre National Tunisien puis au Conservatoire Libre du Cinéma Français, il a élaboré au fil des années un regard particulièrement attentif aux émotions et aux trajectoires intimes. Round 13, son deuxième long métrage après Moez, prolonge cette approche en s’inscrivant dans la continuité d’un cinéma tunisien contemporain qui explore la réalité sociale du pays à travers des récits profondément humains. Le choix de traiter un sujet aussi lourd que la maladie infantile, mais en l’ancrant dans le quotidien des familles modestes, inscrit ce film dans une zone abordée avec une grande frontalité dans le cinéma tunisien.
Au-delà de sa construction narrative, le film doit aussi beaucoup à la qualité du jeu des acteurs. Helmi Dridi et Afef Ben Mahmoud incarnent avec justesse un couple pris dans une tourmente qui les dépasse, chacun réagissant selon ses propres forces et ses propres failles. Mais c’est surtout l’interprétation du jeune acteur, Hedi Ben Jabouria, qui marque durablement : son visage, son regard, sa posture disent la maladie avec une vérité bouleversante. Le maquillage, utilisé avec une grande précision, parvient à donner à l’enfant cette apparence affaiblie, délicate, cette lumière vacillante qui accompagne les corps souffrants, sans jamais tomber dans l’exagération ou l’effet artificiel. Un travail mesuré, équilibré, pensé pour que la maladie existe à l’écran avec sobriété et crédibilité, et pour que le spectateur saisisse la vulnérabilité extrême de cet enfant sans jamais sentir qu’on cherche à lui imposer une émotion.
La force de Round 13 tient peut-être à cela : même enraciné dans une réalité tunisienne précise, il touche quelque chose d’universel. La maladie d’un enfant, la peur de le perdre, ce vertige qui renverse toute logique et toute hiérarchie, sont des expériences qui traversent les pays, les langues, les classes sociales. Aucun système de santé, même le plus solide, n’annule la brutalité d’un tel choc. En montrant cette douleur dans un cadre tunisien, le film rappelle qu’elle pourrait surgir n’importe où, chez n’importe qui. Et peut-être que son véritable déplacement — de Tallinn au Caire, puis vers d’autres festivals au Maroc ou en Iran — réside précisément là : dans cette capacité à faire circuler une émotion qui ne connaît pas de frontière, et à poser une question qui atteint chacun de nous, au-delà des contextes et des cultures.
NeĂŻla Driss