Présenté en première mondiale dans la section « Horizons du cinéma arabe » de la 46ᵉ édition du Festival international du film du Caire, Complaint No. 713317, premier long métrage du jeune réalisateur égyptien Yasser Shafiey, prouve qu’un beau film peut naître d’un incident domestique minuscule. Pas de grands décors, pas de distribution pléthorique, pas de récit spectaculaire : un appartement modeste à Maadi, un couple de retraités, un réfrigérateur qui ne ferme plus. À partir de là, Yasser Shafiey déploie un film qui est à la fois chronique conjugale, satire sociale, portrait du vieillissement et réflexion têtue sur la dignité. Le film a remporté le Prix du Meilleur scénario lors de cette 46ᵉ édition, consacrant la finesse de son écriture et la précision de son observation du quotidien.
Le point de départ est presque risible : la porte du congélateur qui refuse de se fermer, un peu de glace qui bloque, un mari qui s’obstine à « dépanner » lui-même l’appareil, et qui finit par percer la paroi. Sauf que dans cet univers clos, ce détail devient la première fissure visible d’un ensemble déjà fragilisé : le couple, l’économie domestique, le rapport au temps, la manière dont chacun se perçoit dans ce duo à la fois solide et vacillant.
Yasser Shafiey s’inspire d’une expérience personnelle, enregistrée à l’époque sous le numéro de dossier « 71 ». En allongeant ce nombre pour en faire Complaint No. 713317 (Réclamation N°713317), il inscrit d’emblée l’histoire dans la logique d’un système qui multiplie les chiffres, les dossiers et les plaintes, jusqu’à vider les individus de leur énergie. Le numéro n’est pas qu’un détail administratif : il dessine le cercle sans fin des réclamations, des attentes, des promesses non tenues, et de la lassitude.
Dans cet appartement de Maadi, Magdy et Sama vivent ensemble depuis trente-sept ans. Leur intérieur raconte leur histoire : meubles un peu datés, objets accumulés, souvenirs d’un autre temps, ordinateur poussiéreux, bibelots et magnets en forme de légumes accrochés sur la porte du frigo. Tout donne l’impression d’un lieu figé, à la fois refuge et cage. C’est un espace où l’on sent la vie passée – les années de travail, les repas, les fêtes – mais où l’avenir semble réduit à la répétition des mêmes gestes, des mêmes phrases, des mêmes silences.
Le film s’attache à ce couple dans ce moment précis de bascule : Sama s’apprête à partir à la retraite, avec une prime qui dépasse ce que Magdy touche lui-même. Ce simple décalage financier ouvre une brèche dans la perception que Magdy a de lui-même. Pour lui, qui a déjà vu son rôle social diminuer au fil des années, le fait que sa femme reçoive davantage devient une blessure sourde, difficile à nommer. Le scénario ne l’explicite pas lourdement, mais tout ce qui se joue autour du réfrigérateur en porte la trace : quand Magdy insiste pour prendre les décisions, pour régler le problème, pour assumer le rapport avec l’entreprise de maintenance, c’est autant une question de fierté intime qu’une affaire domestique.
Sama, elle, est dans une autre logique. Elle veut que la maison fonctionne, que les choses soient simples, que l’on répare ou que l’on remplace, mais qu’on cesse d’envenimer la situation. Elle a porté le foyer pendant des années, elle a assumé la gestion pratique de la vie quotidienne, et elle aspire à une retraite apaisée. Le film capte très précisément cette asymétrie : lui veut prouver qu’il existe encore, qu’il compte, qu’il est capable de « tenir tête » ; elle voudrait simplement que l’on retrouve un minimum de confort, sans y sacrifier les derniers fragments de paix conjugale.
Le réfrigérateur devient ainsi bien plus qu’un objet. C’est un miroir implacable qui renvoie au couple son propre état : rempli de restes, de choses qu’on accumule sans jamais tout vider, d’habitudes qu’on garde par automatisme. Quand la porte ne ferme plus, ce n’est pas seulement le froid qui s’échappe, c’est tout ce qui était maintenu en place par l’inertie qui commence à se dérégler. À partir de cette panne, les sentiments étouffés, les jalousies muettes, les frustrations anciennes trouvent un chemin vers la surface.
Ce qui frappe, c’est la façon dont Yasser Shafiey filme la relation de Magdy et Sama sans jamais la juger ni la caricaturer. Il montre un couple pris entre amour et lassitude, solidarité et rancune, tendresse et exaspération. Ils continuent à se préparer du thé, à se parler à voix basse, à se regarder parfois avec une forme de douceur, mais le moindre incident peut provoquer un éclat. Une remarque maladroite, un mensonge de fierté autour de l’argent versé au réparateur, une allusion à la retraite, et le ton monte. Ces disputes ne sont pas spectaculaires, mais elles sont précises : ce sont des conflits miniatures où affleurent des décennies de compromis non-dits.
L’une des forces du film est de montrer que Magdy et Sama, malgré tout, restent liés. Leurs gestes parlent plus que leurs mots. Ils s’énervent, se blessent, se crispent, mais ne se quittent pas. Cette ambivalence, cette impossibilité de se séparer autant que celle de continuer comme avant, est au cœur du film.
L’autre grand axe du film, indissociable du premier, est le combat obstiné de Magdy contre l’entreprise de maintenance. Dès qu’il appelle pour demander une réparation, il entre dans un théâtre de l’absurde où chaque interlocuteur est un acteur d’un système qui promet beaucoup et accomplit peu. Le technicien qui se présente à la maison – interprété par Mohamed Radwan – est le prototype du réparateur hâbleur qui noie ses lacunes sous un flot de récits invraisemblables : il se dit ingénieur brillant, spécialisé en soudures, ancien salarié à l’étranger, marié à une Américaine, presque héros de guerre. À chaque visite, il raconte une histoire plus extravagante que la précédente, promet une solution définitive, repart en laissant la situation à peine modifiée.
Ce personnage n’est pas seulement un ressort comique. Il incarne une forme de discours qui s’est substitué au service réel : des mots, des promesses, une mise en scène de compétence qui masque l’incapacité ou le désintérêt. La patronne de l’entreprise, elle, apparaît polie, souriante, presque maternelle, mais parfaitement inefficace. Elle écoute, rassure, promet de « suivre le dossier », de « faire le nécessaire », sans que rien ne change vraiment. On devine qu’elle a vu défiler des centaines de clients comme Magdy, et qu’elle a appris à désamorcer leur colère par un mélange de gentillesse et de vide.
Face à ce système, Magdy refuse de se taire. Il ne se contente pas de se plaindre une fois ou deux. Il rappelle, il insiste, il argumente, il demande des comptes, il exige des explications. Lorsqu’il comprend qu’on se moque de lui, il décide de porter l’affaire plus loin : il saisit une association de défense des consommateurs, il cherche à formaliser sa plainte, à la traduire en langage administratif pour qu’elle soit entendue. Ce n’est plus une simple histoire de frigo : c’est le moment où un homme qui a passé sa vie à accepter, à encaisser, à minimiser, décide enfin de ne plus laisser passer.
C’est là que le film touche à quelque chose de profondément politique, sans jamais sortir du cadre intime. Le combat de Magdy n’a rien d’héroïque au sens traditionnel : il ne renverse aucun système, ne provoque aucune révolution. Mais pour lui, c’est une question de dignité. Il l’a dit lui-même : il a vécu, il s’est approché de la mort sans jamais « prendre son droit », sans jamais obtenir ce qu’il estimait juste. Cette fois, il ne lâchera pas. Même si le prix à payer est lourd dans sa relation avec Sama, même si tout le monde autour de lui le trouve excessif ou pénible, il veut que justice soit faite – pour un appareil qu’il a payé et qui doit être réparé comme promis.
Ce double mouvement – la fissure du couple et la révolte de Magdy – est porté par deux interprètes qui donnent au film sa densité émotionnelle. Mahmoud Hemida fait de Magdy un homme à la fois ridicule et très digne. Ridicule, parce qu’il s’acharne sur un frigo comme si sa vie en dépendait ; digne, parce que derrière cet acharnement se devine une existence entière de renoncements, de petites humiliations avalées. Il joue sur les nuances : une colère brusque, une voix qui tremble, un regard fuyant, un sourire satisfait quand il croit reprendre le dessus sur le réparateur ou sur la responsable de l’entreprise. Mahmoud Hemida a été parfait dans ce rôle. Il a incarné Magdy avec une justesse bouleversante, lui donnant une âme, une profondeur humaine rare. C’est sans doute l’un de ses plus beaux rôles, un personnage qu’il habite de l’intérieur, sans artifice, avec une sincérité désarmante.
Sherine, en face, compose une Sama d’une discrétion trompeuse. Elle n’est pas seulement l’épouse patiente qui subit les humeurs de son mari. Elle a ses propres blessures, ses propres frustrations : le sentiment d’avoir donné sa vie au travail et au foyer, pour se retrouver au seuil de la vieillesse dans un appartement qui tombe en morceaux, dans un couple qui se dispute à propos d’un congélateur. Elle essaie de tempérer, de négocier, de ménager les uns et les autres, mais elle finit elle aussi par exploser, par dire qu’elle en a assez des mensonges, des faux-semblants, des excuses. La relation avec leur fils, qui esquive les invitations et se dérobe derrière le prétexte du travail, ajoute une couche de solitude : ce sont deux parents qui se retrouvent face à face, sans plus personne pour les détourner d’eux-mêmes.
La mise en scène de Yasser Shafiey accompagne ces mouvements avec une grande maîtrise. La caméra reste souvent à distance, dans des plans fixes, comme si l’appartement lui-même observait ses habitants. Les cadres sont construits de manière presque théâtrale : une porte entrebâillée, un couloir étroit, un fauteuil qui occupe le centre de l’image, le frigo qui revient sans cesse, comme un personnage silencieux. La lumière, souvent douce et légèrement jaunie, donne à l’ensemble la patine des lieux qui ont beaucoup vécu. Rien n’est tape-à-l’œil, tout est au service du regard que le film porte sur ce couple et sur ce combat.
L’ambiance évoque parfois celle de Villa 69 d’Ayten Amin : même huis clos habité par la mémoire, même lenteur méditative, même atmosphère d’enfermement à la fois physique et intérieur. On y retrouve cette sensation du temps suspendu, où les objets et les murs deviennent des témoins du passé.
Sama (Sherine), Magdy (Mahmoud Hemeda) et le réparateur (Mohamed Radwan).
L’humour, lui, naît de la collision entre cette mise en scène posée et l’absurdité des situations. Quand le réparateur, sûr de lui, expose ses exploits imaginaires, ou quand la patronne du service fait mine de tout comprendre sans rien résoudre, le film touche à une forme de comédie noire très reconnaissable, ancrée dans la réalité égyptienne mais universelle dans ce qu’elle dit des rapports entre citoyens et institutions. On rit, mais c’est un rire teinté de malaise, car on sait que ce type d’histoire pourrait arriver à n’importe qui.
Au fil du récit, le numéro de la plainte – Complaint No. 713317 – prend tout son sens. Ce n’est pas seulement le titre d’un dossier ; c’est le signe d’une série infinie de cas similaires, empilés dans des archives que personne ne consulte jamais. Yasser Shafiey joue avec cette idée de boucle : les démarches se répètent, les interlocuteurs changent sans que rien n’évolue, les promesses se renouvellent au même rythme que les déceptions. Ce mouvement circulaire se retrouve dans le motif visuel de la porte du réfrigérateur, tantôt entrouverte, tantôt bloquée, tantôt enfin réparée – du moins en apparence.
La dernière image, où l’on voit Magdy et Sama enlacés, reflétés dans cette même porte, dit à la fois la victoire et ses limites. Oui, Magdy a tenu bon, il a obtenu quelque chose. Oui, le couple se retrouve, au moins pour un instant, dans un geste de tendresse. Mais ils restent enfermés dans ce cadre étroit, dans ce décor qui les contient, avec les mêmes murs, les mêmes meubles, les mêmes blessures. La vie continuera, avec d’autres pannes, d’autres attentes, d’autres frustrations.
Complaint No. 713317 reste longtemps en tête après la projection parce qu’il conjugue plusieurs lignes de force sans en sacrifier aucune : le portrait très fin d’un couple en fin de parcours ; l’observation précise d’un système de services et de bureaucratie qui use les individus ; et le récit d’un homme qui, tardivement, décide de refuser l’injustice, même minuscule, qui lui est faite. Le réfrigérateur n’y est jamais seulement un objet : il est le condensé d’une vie de compromis, le lieu où se joue ce qui reste de fierté, de colère et d’amour.
Yasser Shafiey signe ainsi un premier film où la comédie de l’absurde et la douleur du réel cohabitent, où l’intime et le social se répondent. À travers Magdy et Sama, il raconte tous ces couples qui ont vieilli ensemble en silence, et tous ces citoyens qui, un jour, décident de ne plus se laisser marcher sur les pieds – fût-ce pour une simple réparation.
Neïla Driss