Mais s’il y a une Palme d’honneur que je garde, moi, dans un coin de mon cœur, c’est celle qui a été remise en 1997 à Youssef Chahine, à l’occasion du 50e anniversaire du Festival. Je n’y étais pas. Je ne l’ai connue que par les images et les vidéos. Et pourtant, je sais que ce moment m’aurait bouleversée. Parce que Youssef Chahine est, depuis toujours, une figure tutélaire pour moi. Parce que son cinéma m’a formée, nourrie, éveillée. Et parce que ce soir-là, vêtu de son costume blanc, les larmes aux yeux, la voix tremblante, il a reçu ce prix comme un triomphe tardif, mais éclatant, d’un parcours de géant.
Dans quelques jours, la Croisette s’embrasera une nouvelle fois sous les feux des projecteurs pour la 78e édition du Festival de Cannes. Le cinéma mondial, dans toute sa diversité, viendra y célébrer ses plus belles histoires, ses regards les plus puissants, ses formes les plus audacieuses. Et comme chaque année, au milieu des projections, des sélections et des montées des marches, Cannes prendra le temps d’un hommage. En 2024, c’est à Robert De Niro qu’il revient — immense acteur, figure mythique du Nouvel Hollywood, compagnon de route de Martin Scorsese, et double lauréat de la Palme d’or avec Taxi Driver et Mission. Un hommage mérité, bien sûr.
Mais s’il y a une Palme d’honneur que je garde, moi, dans un coin de mon cœur, c’est celle qui a été remise en 1997 à Youssef Chahine, à l’occasion du 50e anniversaire du Festival. Je n’y étais pas. Je ne l’ai connue que par les images et les vidéos. Et pourtant, je sais que ce moment m’aurait bouleversée. Parce que Youssef Chahine est, depuis toujours, une figure tutélaire pour moi. Parce que son cinéma m’a formée, nourrie, éveillée. Et parce que ce soir-là, vêtu de son costume blanc, les larmes aux yeux, la voix tremblante, il a reçu ce prix comme un triomphe tardif, mais éclatant, d’un parcours de géant.
Vidéo: INA – Remise du prix du 50ème anniversaire du Festival de Cannes à Youssef CHAHINE
Cette Palme, dite « du 50e anniversaire », était un prix exceptionnel, remis à l’un des plus grands cinéastes ayant accompagné l’histoire du Festival. Et le choix de Youssef Chahine disait beaucoup. Cannes reconnaissait ainsi une œuvre libre, vibrante, profondément politique. Un cinéma qui chantait l’amour, la justice, la mémoire et la liberté. Ce soir-là, en recevant son trophée, Chahine disait : « Mettez-vous à ma place. J’ai le cœur qui bat, j’ai des papillons dans l’estomac. J’attends ça depuis 47 ans. »
Il y eut alors une longue standing ovation. Cannes se levait pour célébrer un maître. Un artiste dont les films avaient traversé les décennies, les frontières et les époques, et dont la voix n’avait jamais faibli. Il avait alors 71 ans. Il avait montré son premier film à Cannes en 1951, avec Le Fils du Nil. Et il lui avait fallu attendre presque un demi-siècle pour recevoir cette reconnaissance-là. Il n’en avait pas besoin, peut-être. Mais le Festival de Cannes, lui, avait besoin de lui rendre hommage.
Youssef Chahine, c’est l’enfant d’Alexandrie, le cinéaste des croisements. À la croisée des cultures, des langues, des religions, des continents. Il filmait l’Égypte avec passion, avec colère parfois, avec fierté toujours. Il filmait les exclus, les amoureux, les opprimés. Il filmait la danse, les corps, les cris, les silences. À Cannes, il est venu plusieurs fois : Le fils du Nil (1951), La Terre (1970), Adieu Bonaparte (1985), L’Émigré (1994), Le Destin (1997), et d’autres encore. Il n’était pas seul. Il y est venu, parfois, accompagné des plus grands. Omar Sharif, par exemple, qu’il avait découvert alors que le jeune homme n’était encore qu’un inconnu, et à qui il avait offert son tout premier rôle dans Ciel d’enfer (Siraa Fil-Wadi, 1954), un film sélectionné justement au Festival de Cannes. Une première marche vers les sommets, pour les deux hommes.
Cannes fut aussi, pour Youssef Chahine, un espace d’engagement. En 1983, il y siège comme membre du jury, aux côtés d’Ingrid Bergman, Stanley Donen, et d’autres figures majeures du cinéma mondial. Il en connaissait donc tous les rouages, toutes les exigences, toutes les tensions. Cannes était, pour lui, un lieu d’écoute, une scène mondiale, un espace de confrontation — artistique et politique. Il y venait avec ses combats, ses visions, ses fulgurances.
Parmi ses films, s’il y en a un qui me touche plus que tous les autres, c’est Le Destin. Peut-être parce qu’il est arrivé à un moment où le monde sombrait dans l’ombre, où l’intégrisme religieux menaçait la pensée libre. Peut-être aussi parce qu’il est l’un des plus beaux plaidoyers pour la liberté intellectuelle jamais portés à l’écran. En racontant la vie du philosophe andalou Averroès, Chahine construit un film flamboyant, mêlant musique, danse, tragédie, et utopie. Il y rappelle cette phrase devenue immortelle :
« Les idées ont des ailes. Nul ne peut arrêter leur envol. »
C’est aussi cette œuvre-là que le festival de Cannes récompensait en 1997. Un film tourné vers l’avenir, mais enraciné dans une mémoire universelle. Un film arabe, pleinement. Un film humaniste, furieusement. Et un film de cinéma, dans le plus noble sens du terme.
Ce soir-là, à Cannes, Youssef Chahine n’était pas simplement honoré : il incarnait l’âme même du festival. Celle d’un artiste qui n’a jamais cessé de se battre pour raconter, pour résister, pour danser. Il représentait cette voix singulière que Cannes a su, parfois tardivement, accueillir, porter, célébrer.
Aujourd’hui, alors que nous nous apprêtons à ouvrir une nouvelle page du Festival, je pense à lui. À sa silhouette vive, à son regard ironique, à ses colères sublimes. Je pense à ses films, qui n’ont rien perdu de leur urgence. Et je pense à cette Palme, que je n’ai pas vue en direct, mais qui continue de m’émouvoir, presque trente ans après.
J’aurais aimé y être. J’aurais aimé applaudir, pleurer, me lever, comme tant d’autres l’ont fait ce soir-là. J’aurais aimé lui dire merci. Alors je le fais aujourd’hui. Merci, Youssef Chahine. Merci pour Le Destin, pour Alexandrie pourquoi ?, pour La Terre, pour Gare Centrale, pour tout ce que vous avez porté à l’écran. Votre cinéma vit encore. Et mon admiration, elle, ne faiblit jamais.
Neïla Driss