Chaque mois de mai, le Festival de Cannes transforme la Croisette en un carrefour mondial du cinéma. Bien plus qu’un simple rendez-vous glamour, Cannes est un écosystème où cohabitent la découverte artistique, les grands enjeux économiques du secteur et les dynamiques géopolitiques culturelles. La montée des marches et la compétition officielle attirent les projecteurs, mais en parallèle, le Marché du Film bat son plein, drainant chaque année des milliers de professionnels venus vendre, acheter, coproduire, ou encore faire connaître les talents et les ressources de leurs pays. Le Village International, avec ses pavillons nationaux alignés face à la mer, en est un pilier stratégique.
Être présent à Cannes, ce n’est pas seulement exister sur la carte symbolique du cinéma mondial, c’est surtout pouvoir agir dans ce réseau global d’institutions, de festivals, de fonds et de diffuseurs. C’est saisir l’occasion de se rendre visible, de rencontrer les décideurs, de partager une vision, de présenter un projet. C’est aussi construire des alliances durables, faire émerger de nouveaux récits, et affirmer son identité dans un dialogue cinématographique planétaire. Dans ce contexte, la présence égyptienne à Cannes 2025 revêt une dimension toute particulière.
Il y a quelques semaines, l’annonce du retour d’un pavillon égyptien au Village International avait marqué une première étape, saluée par les professionnels arabes et africains comme le signal d’un regain de présence pour une cinématographie aussi prestigieuse qu’influente dans la région. Aujourd’hui, les organisateurs dévoilent le contenu du programme qui sera proposé dans cet espace entre le 14 et le 23 mai 2025. Un programme ambitieux, pensé comme un véritable manifeste de réengagement, porté par trois institutions majeures : le Festival du Film d’El Gouna (GFF), le Festival International du Film du Caire (CIFF) et la Egypt Film Commission (EFC). Ensemble, ils ont conçu une série de rencontres qui entendent refléter l’effervescence actuelle du cinéma égyptien, ses ambitions, et son ouverture au monde.
Une stratégie collective pour renforcer la visibilité
« Notre présence au sein du pavillon égyptien à Cannes souligne la puissance de la collaboration, » a déclaré Amr Mansi, fondateur et directeur exécutif du El Gouna Film Festival. « Aux côtés du CIFF et de la EFC, nous voulons amplifier la voix du cinéma égyptien et construire des ponts durables avec la communauté cinématographique mondiale. »
Ce retour stratégique ne se limite pas à une présence symbolique. Il s’accompagne d’une volonté assumée de jouer un rôle actif dans les dynamiques internationales du secteur. Le choix de construire le programme autour de rencontres professionnelles ciblées témoigne d’une volonté de dialogue et de coproduction. Le pavillon égyptien ne sera pas un simple point d’accueil : il devient une agora de réflexion, un lieu de convergence et d’opportunités.
Un programme conçu pour les professionnels
Le calendrier des panels a été soigneusement pensé pour répondre aux attentes des professionnels présents à Cannes, qu’il s’agisse de producteurs, de programmateurs de festivals, de décideurs institutionnels ou d’experts de l’industrie.
Mercredi 14 mai, 16h00 – 17h30
Filmer en Égypte : une destination mondiale de tournage
Cette session inaugurale mettra en lumière les avantages qu’offre l’Égypte comme lieu de tournage pour les productions étrangères : décors variés, main-d’œuvre expérimentée, soutien logistique et fiscal. Des témoignages concrets illustreront la capacité du pays à accueillir des projets ambitieux.
À ce propos, il est intéressant de noter qu’en novembre 2024, lors de l’édition du CIFF, le festival a offert à ses invités une visite exclusive de l’Egyptian Media Production City (EMPC), un complexe colossal situé à la périphérie du Caire. Cet espace de 2 millions de mètres carrés constitue un pilier de l’industrie audiovisuelle égyptienne, rassemblant 90 studios de tournage, des ateliers de production, une académie – The International Academy for Engineering and Media Sciences (IAEMS) – un centre de formation aux métiers de l’audiovisuel, et des ateliers pour la production des décors. Le Production Services Center de l’EMPC fournit un éventail complet de services pour les producteurs locaux et internationaux, notamment l’obtention des diverses autorisations pour les tournages étrangers en Égypte.
Jeudi 15 mai, 15h30 – 16h30
De Hollywood au Caire : relier les industries américaine et égyptienne
Ce panel s’intéressera aux synergies possibles entre l’industrie hollywoodienne et les talents égyptiens, à travers les coproductions, la circulation des œuvres, mais aussi la mobilité des professionnels. L’accent sera mis sur les mécanismes existants, les pistes à explorer et les barrières à lever.
Vendredi 16 mai, 16h00 – 17h30
Renforcer l’écosystème : construire des ponts entre les festivals arabes
Réunissant plusieurs responsables de festivals de la région, cette table ronde vise à encourager la coopération intra-arabe, à mieux structurer la circulation des œuvres et à harmoniser les efforts de soutien aux jeunes talents.
Samedi 17 mai, 11h30 – 13h00
Terrain commun : coproduire avec et dans le monde arabe
Cette rencontre abordera les modèles de coproduction en place, les partenariats réussis, les défis administratifs, mais aussi les perspectives de développement. Elle vise à offrir aux producteurs européens et internationaux une compréhension concrète des mécanismes de travail dans le monde arabe.
Samedi 17 mai, 15h30 – 16h30
La nouvelle vague : lumière sur les jeunes cinéastes arabes
Un panel conçu comme une vitrine des voix émergentes, où de jeunes réalisateurs et réalisatrices partageront leurs visions, leurs influences, leurs difficultés et leurs espoirs. Ce sera aussi l’occasion de mettre en avant deux films arabes sélectionnés cette année à Cannes : Aisha Can’t Fly Anymore (Un Certain Regard) et Life After Siham (ACID).
Une dynamique collective saluée par les organisateurs
« Des discussions inspirantes aux célébrations autour de films tels que Aisha Can’t Fly Anymore et Life After Siham, notre programme à Cannes vise à mettre en lumière les talents et les opportunités du paysage cinématographique égyptien, » a souligné Marianne Khoury, directrice artistique du El Gouna Film Festival.
L’un des points forts de cette initiative réside dans son caractère fédérateur. Elle associe trois entités aux identités distinctes mais complémentaires. Le CIFF, le deuxième festival le plus ancien du monde arabe (après les Journées cinématographiques), porte une légitimité historique incontestée. Le Festival du Film d’El Gouna, plus récent mais résolument tourné vers l’international, mise sur l’innovation, la formation et les jeunes talents. Quant à l’Egypt Film Commission, elle garantit l’ancrage institutionnel de la démarche et la continuité des efforts sur le long terme.
Revenir à Cannes… pour renaître dans le monde arabe ?
Pendant de longues décennies, l’Égypte a été le cœur battant du cinéma arabe. Incontestablement. Ses films traversaient les frontières, ses stars étaient adulées dans tout le monde arabe, et son dialecte est devenu, grâce au cinéma, la langue commune d’un imaginaire partagé. Trois, voire quatre générations d’Arabes ont grandi avec les voix du Caire en toile de fond, intégrant sans même y penser les tournures et les accents de cette cinématographie qui semblait alors indétrônable.
Mais le temps n’est jamais figé. Et ces dernières années, le cinéma égyptien a connu un essoufflement, parfois un vrai déclin. Pris dans une spirale de productions commerciales à visée purement divertissante, il a, en grande partie, cessé d’explorer de nouvelles formes, de nouveaux récits, de nouveaux visages. Pendant ce temps, autour de lui, d’autres cinémas arabes prenaient de l’élan, inventaient de nouveaux langages, attiraient des financements, organisaient des festivals, séduisaient les plateformes, et parfois même les jurys des grands festivals internationaux.
Face à cette dynamique régionale en recomposition, l’Égypte semble aujourd’hui vouloir reprendre sa place, retrouver une centralité qu’elle a trop longtemps cru acquise. En s’installant de manière visible, affirmée et collective au cœur du Festival de Cannes, elle ne cherche pas seulement à montrer ses films, mais à se repositionner dans un écosystème mondial en pleine mutation.
Ce retour ne sera ni simple, ni immédiat. Mais tout chemin commence par un acte. Et ce pavillon, ce programme, cette volonté affirmée de renouer avec l’international, en sont peut-être les premiers jalons. À elle, désormais, de transformer cette ambition en mouvement. Et à nous, spectateurs, critiques, programmateurs, partenaires, de regarder à nouveau vers Le Caire — non plus par nostalgie, mais avec une curiosité bien ancrée dans le présent.
Neïla Driss