Elle s’appelait Fatma Hassona – ou Fatem, pour ses proches. Elle avait 25 ans, un appareil photo pour toute arme, et une lumière intérieure qui semblait résister à la nuit perpétuelle de Gaza. En quelques mois à peine, cette jeune femme, diplômée en multimédia de l’University College of Applied Sciences de Gaza, est devenue l’une des figures les plus marquantes du photojournalisme palestinien. Le Festival de Cannes 2025, par l’intermédiaire de la sélection de l’ACID, dévoilée le 15 avril, s’apprêtait à faire découvrir son regard au monde entier, à travers le film documentaire « Put Your Soul on Your Hand and Walk » de Sepideh Farsi. Ce film est devenu, depuis le 16 avril, un hommage posthume, transformé par l’annonce de sa mort.
Car ce jour-là, une frappe israélienne a visé l’immeuble familial de Fatma Hassona dans le quartier d’al-Touffah, à Gaza. Elle y a péri, avec dix membres de sa famille. Avec elle s’est éteinte une voix singulière, courageuse, essentielle — mais son image, elle, continue de nous fixer, impassible et lucide.
Une vie entre poésie, engagement et fiançailles
En dehors de ses reportages de guerre, la vie de Fatma Hassona était animée par d’autres élans. Elle venait de se fiancer, en décembre dernier. Elle écrivait de la poésie, organisait des ateliers d’écriture pour les enfants, et partageait avec eux une foi tenace en l’expression comme refuge. Son existence était traversée par un engagement total, sans compromis. Elle avait accepté l’invitation de l’ACID pour venir à Cannes, tout en précisant : « Je ne quitterai jamais Gaza », selon Sepideh Farsi. Elle savait pourtant qu’elle risquait sa vie chaque jour.
Elle avait même formulé ses dernières volontés, dans une déclaration bouleversante rapportée par le média AJ+ :
« Si je meurs, je veux que ce soit une mort tonitruante. Je veux que le monde entier entende parler de ma mort. Je veux qu’elle ait un impact qui ne s’estompe pas avec le temps. Je veux des images qui ne peuvent pas être enterrées dans l’espace ou le temps. »
Gaza comme scène du réel
Depuis le 7 octobre 2023, Fatma Hassona photographiait sans relâche la vie à Gaza. Ses clichés, pris à hauteur d’homme, disaient l’urgence, le chaos, mais aussi la dignité. Elle savait que ses images, partagées sur les réseaux sociaux et relayées par des médias internationaux, étaient souvent les seuls témoignages visuels du quotidien dans cette enclave hermétique aux journalistes étrangers. Elle photographiait les ruines, les évacuations forcées, les destructions d’infrastructures, les enterrements, mais aussi les enfants jouant parmi les ruines, les sourires, les instants de résistance, la lumière persistante dans le regard des survivants.
Son travail n’était pas documentaire au sens froid du terme : c’était une écriture. Chaque image, chaque cadrage portait sa voix, sa colère, son espoir. Elle était habitée par l’idée que témoigner était un acte politique, une manière d’exister. Comme elle l’écrivait dans son poème The Man Who Wore His Eyes.
Cannes, une reconnaissance tardive mais précieuse
C’est à travers le film de Sepideh Farsi que le monde du cinéma a découvert Fatma Hassona. Le documentaire Put Your Soul on Your Hand and Walk, sélectionné par l’ACID pour le Festival de Cannes 2025, reposait en grande partie sur les images tournées lors d’appels vidéo entre la réalisatrice et la jeune Gazaouie. Ces échanges, où se mêlaient confidences, rires, larmes et silences, offraient un accès intime à la réalité de Gaza.
Sepideh Farsi, qui avait rencontré Fatem par l’intermédiaire d’un ami commun au Caire, cherchait alors à comprendre la vie quotidienne dans une ville sous blocus permanent. Elle avait trouvé, en Fatma, un regard et une voix à la fois limpides et bouleversants. Elle l’a filmée à distance, écoutée, accompagnée. Et quand la nouvelle de sa mort est tombée, elle a écrit, dans un hommage relayé par Libération et par l’ACID :
« Ce n’est plus le même film que nous allons présenter. Nous devons être dignes de sa lumière. »
À Cannes, la projection du film aura désormais une toute autre résonance. Elle sera empreinte d’émotion, de colère, d’hommage. Le film est devenu un mausolée, une archive sensible, un manifeste pour la mémoire.
Sepideh Farsi a également exprimé, dans une interview pour Variety le jour même de l’annonce du décès, combien le film qu’elle s’apprêtait à présenter à Cannes avait désormais changé de sens. Elle a souligné l’importance pour les festivals de cinéma de ne pas se cacher derrière une fausse neutralité :
« Je ne comprends pas cette idée que “les festivals ne doivent pas être politiques”. Comment peut-on séparer la politique de la vie ? Et qui trace cette frontière ? Ce que j’espère, c’est que les festivals iront au-delà de cette fausse posture du “nous ne sommes qu’artistiques”. J’espère de tout cœur qu’il se passera quelque chose de grand pour elle, pour sa voix, et pour tout ce que nous avons perdu avec elle. »
Elle a également confié l’impact immédiat du décès de Fatma sur la perception du film :
« La fin disait encore récemment qu’elle était vivante à Gaza, qu’elle continuait de prendre des photos. Maintenant, les gens qui vont voir le film sauront qu’elle est morte, et comment elle est morte. Évidemment, cela n’aura plus du tout le même impact. »
Sepideh Farsi a ajouté, émue, qu’elle avait noué une relation forte et authentique avec Fatma :
« Elle me disait sans cesse : “Tu me manques.” Nous avions construit quelque chose de très fort. Depuis un an, j’appelais cette personne qui vivait si loin, nous parlions de tout, nous n’étions pas toujours d’accord. Il y avait entre nous quelque chose de profondément vrai. J’ai encore du mal à croire qu’elle n’est plus là. »
Une disparition impossible à effacer
Depuis l’annonce de sa mort, les hommages affluent, des réseaux sociaux jusqu’aux plus grandes salles de cinéma. Des cinéastes du monde entier saluent son courage. Ses images sont partagées, commentées, traduites. Son histoire devient celle de toute une génération d’artistes palestiniens dont le travail constitue désormais un rempart contre l’oubli.
Le texte publié par l’ACID le jour de sa mort résume la portée de cette disparition.
Fatma Hassona avait souhaité que sa mort ne passe pas inaperçue. Elle avait demandé des images impossibles à effacer. C’est ce qu’elle a laissé : des images qu’on n’oublie pas, un regard qui nous traverse encore, une voix qu’on entend même dans le silence.
Voici l’hommage que lui a rendu l’ACID et Sepideh Farsi :
« Fatma Hassona, les yeux de Gaza » par Sepideh Farsi:
« Nous, cinéastes et membres de l’équipe de l’ACID, avons rencontré Fatma Hassona en découvrant le film de Sepideh Farsi « Put your soul on your hand and walk » dans le cadre de notre programmation cannoise. Son sourire était aussi magique que sa ténacité : témoigner, photographier Gaza, distribuer de la nourriture malgré les bombes, le deuil et la faim. Nous avons écouté son histoire, nous nous sommes réjouis à chaque apparition d’elle de la voir vivante, nous avons eu peur pour elle. Hier, nous avons appris avec effroi qu’un missile israélien avait visé son immeuble, tuant Fatem et sa famille.
Nous avions regardé et programmé un film dans lequel la force vitale de cette jeune femme apparaissait comme un miracle. Ce n’est plus le même film que nous allons désormais défendre et présenter dans toutes les salles, en commençant par Cannes. Il nous faut être dignes de sa lumière, toutes et tous, cinéastes comme spectateurs.
Nous partageons ici quelques extraits des mots de Sepideh Farsi à propos de Fatem, publiés dans Libération :
Peut-être que j’annonce ma propre mort
maintenant
Avant que celui qui me fait face ne recharge
son fusil de sniper d’élite
Et que cela se termine
Et que je me termine.
Silence.
Ce sont les mots de Fatma Hassona (ou Fatem pour ses amis), extraits d’un long poème intitulé « L’homme qui portait ses yeux ». Un poème qui sent le soufre, qui sent déjà la mort, mais qui est aussi plein de vie, comme l’était Fatem, jusqu’à ce matin où une bombe israélienne a mis fin à sa vie et à celle de toute sa famille, réduisant leur maison en ruines.
Elle venait tout juste d’avoir 25 ans. Je l’ai connue grâce à un ami palestinien au Caire, alors que je cherchais désespérément un moyen de rejoindre Gaza, me heurtant à des routes barrées, à la recherche de réponses à des questions à la fois simples et complexes : comment survit-on à Gaza, assiégée depuis tant d’années ? Quelle est la vie quotidienne des Palestinien·nes en guerre ? Qu’est-ce qu’Israël cherche à effacer dans cette poignée de kilomètres carrés à force de bombes et de missiles ? Moi qui venais de finir un film, « La Sirène », sur une autre guerre, celle entre l’Iran et l’Irak…
Et ainsi, Fatem est devenue mes yeux à Gaza, et moi, une fenêtre ouverte sur le monde pour elle. J’ai filmé les moments offerts par nos appels vidéo, ce que Fatem me montrait, ardente, vivante. J’ai filmé ses rires, ses larmes, ses espoirs et son désespoir. J’ai suivi mon instinct. Sans savoir où ces images allaient nous mener. C’est cela, la beauté du cinéma. C’est cela, la beauté de la vie.
Quand j’ai appris la nouvelle hier, j’ai d’abord refusé d’y croire, pensant à une erreur, comme celle d’il y a quelques mois, quand une famille portant le même nom avait péri dans une attaque israélienne. Incrédule, je l’ai appelée, puis lui ai envoyé un message, puis un autre, et encore un autre.
Toutes ces vies lumineuses ont été broyées par un doigt qui a appuyé sur un bouton pour larguer une bombe et effacer une maison de plus à Gaza. Il n’y a plus de doute à avoir : ce qui se passe à Gaza aujourd’hui n’est pas, et n’est plus depuis longtemps, une réponse aux crimes commis par le Hamas le 7 octobre. C’est un génocide perpétré par Israël. Je tiens pour responsables ceux qui le commettent, ainsi que leurs complices. Et je réclame justice pour Fatem et pour tous les Palestiniens innocents qui ont péri. »
Neïla Driss