Scénariste et réalisateur américain, Christopher McQuarrie s’est imposé comme l’un des maîtres contemporains du récit sous tension, peuplé de personnages ambigus et de structures narratives complexes. Révélé en 1995 avec The Usual Suspects, qui lui vaut l’Oscar du meilleur scénario, il poursuit une carrière singulière, passant progressivement de l’écriture à la mise en scène. Il signe notamment Way of the Gun en 2000, avant de devenir l’un des collaborateurs les plus fidèles de Tom Cruise. Ensemble, ils ont réalisé onze longs-métrages, dont plusieurs volets de la saga Mission: Impossible. En 2025, McQuarrie revient sur la Croisette à l’occasion de la présentation hors compétition de Mission: Impossible – Dead Reckoning, Partie 2, dans le cadre de la 78e édition du Festival de Cannes.
Le matin de la première, une rencontre exceptionnelle rassemble un public nombreux venu écouter le cinéaste. À la surprise générale, Tom Cruise en personne rejoint la scène en cours de discussion, offrant un moment suspendu, entre confidences professionnelles et complicité cinéphile.
Dès les premiers échanges, le modérateur rappelle que McQuarrie n’en est pas à sa première apparition à Cannes. Ce rappel ouvre la voie à une réflexion sur un parcours façonné par une interrogation centrale : pourquoi les personnages moralement ambigus du cinéaste suscitent-ils autant d’attachement ?
« On me parle souvent d’ambiguïté morale, mais moi, je crois que mes personnages savent parfaitement où se situe l’éthique », explique McQuarrie. « Le problème, c’est que je ne parle jamais de leur passé. Je les saisis dans le moment présent, ce qui fait qu’il y a toujours un flou en ce qui concerne leur personnalité. » Cette manière d’aborder l’écriture ne relève pas d’une stratégie : elle est viscérale. « Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours raconté des histoires. Les films que j’ai vus en grandissant m’ont formé. Ils m’ont donné ce goût pour la comédie noire. C’est dans mes veines. » Parmi ses références majeures, il cite spontanément Clint Eastwood, dont les films ont profondément marqué son adolescence.
À propos de The Usual Suspects, devenu au fil du temps un classique du polar, McQuarrie tient à rappeler que le succès n’a pas été immédiat. « C’est la vidéo qui a tout changé. Les gens se passaient les cassettes, c’est comme ça que le film est devenu culte. » Ce destin en différé lui inspire une réflexion plus large sur les mutations du paysage cinématographique : un film peut rencontrer son public bien au-delà des circuits traditionnels, à condition qu’il s’en donne le temps.
Cette remarque l’amène à évoquer les bouleversements de l’industrie actuelle, où de jeunes cinéastes se retrouvent, parfois trop tôt, à la tête de projets démesurés. « Dès qu’ils réalisent un court métrage qui a du succès, on essaye de les récupérer, on leur confie aussitôt des budgets énormes, et ça les écrase. Moi, j’ai dû gravir les échelons. J’ai travaillé comme scénariste, coproducteur, j’ai fait un peu de tout. C’est comme ça que j’ai appris. » Il illustre cette lente montée en compétence par une image saisissante : « Écrire, c’est pousser un rocher en haut de la montagne. Réaliser, c’est dévaler la montagne en courant alors que le rocher roule derrière vous et le retenir pour qu’il ne tombe pas. »
Depuis la pandémie de Covid-19, il observe une tendance préoccupante : la disparition des films de taille moyenne au cinéma, au profit des blockbusters ou des productions destinées aux plateformes. « Le streaming peut être un refuge, parce qu’il n’y a pas cette obsession de la première semaine. Mais je reste persuadé que ce qu’on apprend de ses erreurs est précieux. » Il cite deux exemples inspirants : Top Gun: Maverick et Anora de Sean Baker. « Sean s’est battu pour que son film sorte en salle, et il a fini par faire 75 millions d’entrées. » Ce succès, souligne-t-il, ne devrait pas être perçu comme concurrentiel mais complémentaire. « Il ne faut pas que les films se concurrencent, mais qu’ils coexistent. Même les gros films n’attirent qu’un type de public spécifique. Idéalement, on irait voir Top Gun pour que Anora puisse exister. »
Cette vision inclusive du cinéma va de pair avec une préoccupation plus vaste : celle de la mémoire collective. « Quand j’ouvre Netflix, j’aimerais qu’ils mettent en valeur le patrimoine. Beaucoup pensent que l’histoire du cinéma commence avec Star Wars. Ça m’inquiète. »
La complicité avec Tom Cruise apparaît alors comme un rempart face à ces inquiétudes. Depuis leur première collaboration, une alchimie rare s’est installée entre les deux hommes. Une relation fondée sur une passion commune, un même sens de la rigueur et de l’engagement. « Ce qui nous unit, c’est notre amour du cinéma », résume McQuarrie. « Tom est toujours en train d’apprendre. Il veut comprendre. Et il laisse les réalisateurs faire leur travail. »
Lorsque Cruise entre en scène, l’échange gagne en intimité. L’acteur évoque son rapport instinctif au scénario : « Quand je lis un script, je le vois, je l’entends. C’est ce qui me permet de savoir comment jouer, comment raconter. » Il rend hommage à McQuarrie, « qui n’écrit pas juste pour moi ou pour l’acteur, mais pour le film. Il sait parler aux acteurs, il s’adapte à ce qu’ils révèlent d’eux-mêmes. C’est ça, l’art de faire un film. »
Tous deux insistent sur l’importance cruciale de la préparation. « Tant qu’on n’a pas trouvé les acteurs, le scénario n’est qu’un vaisseau vide », dit McQuarrie. Chaque rôle doit être investi par celui qui l’incarne, nourri par son interprétation. Cruise poursuit : « Je fais tout moi-même. Je m’implique dans chaque détail. Il ne s’agit pas juste de dire des répliques. Il faut trouver le ton juste, donner vie au film. »
Le dialogue dérive alors naturellement vers les scènes d’action, marque de fabrique de leur collaboration. Pour McQuarrie, une bonne scène d’action repose d’abord sur la clarté visuelle. « Ce n’est pas juste du spectacle. C’est du lien émotionnel. Quand on ne comprend plus qui est où, on décroche. »
Cruise, de son côté, insiste sur l’endurance et la discipline que nécessitent de tels tournages. « Il y a tellement de détails, de plans rapprochés. Il faut comprendre comment tout assembler. C’est une discipline. Et Christopher dirige tout ça comme une horloge suisse. »
Mais au-delà de la logistique impressionnante, c’est l’émotion qui reste le moteur de leur travail. « Ce n’est pas pour les cascades que ces films existent, dit McQuarrie. C’est parce qu’il y a une vie émotionnelle. » Il révèle même que l’idée la plus extravagante du film est née… d’une vidéo TikTok. « J’avais vu une vidéo, je l’ai montrée à Tom. Il m’a dit : on va le faire. J’ai dit : tu ne vas quand même pas faire ça ? Il m’a dit si. Et nous l’avons fait »
Tom Cruise conclut la rencontre sur une note presque intime : « Depuis tout jeune, j’ai appris la discipline. Comprendre la caméra, la lumière, le son… Et Christopher réussit à mettre tout cela en ordre. Mais même avec toute la préparation du monde, il reste une part d’imprévu. »
Ce dialogue rare entre un réalisateur discret, méthodique, et une star hyperactive et passionnée a offert au public cannois un moment de cinéma authentique, chaleureux et exigeant. Il a rappelé que la réussite d’un film d’action ne tient pas seulement à ses prouesses techniques, mais à l’émotion qui l’anime. Et que lorsque deux amoureux sincères du septième art se rencontrent, ils peuvent, ensemble, faire naître des œuvres à la fois spectaculaires et profondément humaines.
Mission Impossible : Dead Reckoning, Partie 2 sort dans nos salles tunisiennes le 17 mai 2025.
Neïla Driss