C’est un jeune homme comme des milliers d’autres. Il est sorti de prison, il y a dĂ©jĂ deux ans. ArrĂŞtĂ© pour avoir fumĂ© un joint, il a Ă©copĂ© d’un an de prison alourdi par une amende de 1000 dinars.
NĂ© Ă Melassine, il y a fait ses Ă©tudes et, sans ĂŞtre brillant, il est allĂ© aussi loin que la vie l’a permis. Petits jobs, grandes ambitions, douloureux surplace, dĂ©sir de « brĂ»ler », dĂ©sillusions Ă gogo puis profond ressentiment.
Sorti de prison après sept mois d’enfer, il me raconte ce qu’il a vĂ©cu et ses larmes au parloir pour dire qu’il n’avait rien fait et supplier qu’on le sorte du trou.
Mais c’Ă©tait trop tard: la machine Ă broyer Ă©tait dĂ©jĂ en marche, le système d’Ă©crasement allait se nourrir d’une nouvelle vie dĂ©truite, la bĂŞte allait se nourrir d’un autre de ses enfants comme au temps du Moloch antique.
Pour retrouver du travail, il lui fallait un bulletin numĂ©ro 3. Il en a fait la demande et a commencĂ© Ă attendre. Quelques mois plus tard, on daigna lui expliquer qu’il fallait d’abord payer son amende. Entre temps, la somme Ă rĂ©gler Ă©tait passĂ©e Ă 1500 dinars.
Bien entendu, il n’avait aucun moyen de payer. Et il se rappelait toujours qu’Ă part ce maudit joint, fumĂ© par curiositĂ©, il n’avait aucun antĂ©cĂ©dent judiciaire, rien Ă se reprocher.
Et pourtant c’est lui qu’on Ă©crasait, broyait, dĂ©mantibulant sa vie Ă jamais…
Il parvint Ă rĂ©unir la somme exigĂ©e. Il paya et refit la demande de bulletin numĂ©ro 3. On lui expliqua que selon la loi, il devrait attendre une annĂ©e pour l’obtenir. Encore une annĂ©e de prison, pensa-t-il en son for intĂ©rieur.
Il attendit et aujourd’hui, il gagne difficilement sa vie avec des boulots prĂ©caires. Il en veut au monde entier et particulièrement Ă la Tunisie.
Il avoue avoir la haine pour ce pays qui l’a amputĂ© de ses rĂŞves et continue Ă lui voler sa vie. Il affirme comprendre Ă fond les jeunes qui se rĂ©voltent et rejettent le pouvoir et l’autoritĂ© de l’Etat.
En dĂ©sespoir de cause, puisque dit-il sa vie ne vaut rien, il se verrait bien rejoindre un maquis, prendre les armes contre ce qu’il honnit par-dessus tout: les voleurs de rĂ©volution, les profiteurs de toujours, les politiciens vĂ©reux, les recyclĂ©s, les pourris et les voraces.
Lui, c’est un dĂ©sespĂ©rĂ©, un desperado qui ne voit rien venir, gĂ©nĂ©ration zombie, plus mort que vif, Ă©ternel ectoplasme coincĂ© au purgatoire.
Le jeune homme continue Ă parler Ă dire sa colère, sa rancune tenace et la banalitĂ© de son dĂ©sespoir. Le flot de paroles est ininterrompu et je me dis que ce sont ces jeunes losers qu’il faudrait Ă©couter pour comprendre la dĂ©rive de tout un peuple.
No Future pour ces punks sans la crête ! Condamnés à compter les dinars des joueurs de foot et mourir à petit feu alors que la nomenklatura de la nouvelle ère nouvelle se redéploie.
Ces jeunes que personne n’Ă©coute jamais sont des millions, une cohorte de morts-vivants qui meurent de leur pays, sous nos regards complices et consentants.
Je crois l’avoir rassurĂ© en lui disant quelques mots convenus mais je sais qu’il n’en est rien, qu’il continuera Ă ruminer sa rage et qu’un jour, peut-ĂŞtre, il passera Ă l’acte.
Me regardant narquois, il ajoute un cinglant : »Tu sais, ce ne sont pas les enfants de Ghannouchi qui sont morts en 2011, ni ceux des beaux quartiers. Ce sont les jeunes de Melassine, Helal, Intilaka, Ettadhamen qui sont tombés.
Mais eux, m’assène-t-il, continuent Ă souffrir, errer, crever, seuls, solitaires, comme des anges dĂ©chus aux ailes tachĂ©es de sang. Et eux, conclut-il, finiront bien par prendre leur revanche, un jour prochain…
