Je me suis souvent demandé quels seraient les mots qu’emploierait Bourguiba, si en pleine lucidité, il observait les remous que traverse aujourd’hui la Tunisie.
Peut-être que cette lettre d’outre-tombe sonnera-t-elle juste ? Il se peut aussi qu’elle passe à côté. Il n’en reste pas moins qu’il fallait que quelqu’un la rédige pour donner – virtuellement – la parole au fondateur de la République tunisienne.
Voici donc le « verbatim » imaginaire, tel que ressenti cette veille de 3 août…
» Ainsi, le 1er juin, il ne s’est rien passé ! J’ai suivi avec attention ce débat inutile que certain esprits bien pensants ont cru utile de lancer à propos du nombre de personnes qui m’auraient accueilli en juin 1955.
C’est vraiment discuter du sexe des anges que perdre son temps à de pareilles futilités. Car les urgences sont bien ailleurs pour celles et ceux qui voudraient sauver la Tunisie des dangers qui la guettent.
Dans ce pays qui est le mien et auquel j’ai tout donné, les périls viennent presque tous du monde arabe qui n’a jamais accepté l’émancipation des Tunisiennes, la voie moderniste et une certaine dose d’anticléricalisme qui figuraient dans nos choix.
Cette voie tunisienne est toujours combattue par tous ceux qui, plus riches que nous, ne peuvent se résoudre à un contre-modèle arabe. Ceux qui me qualifient de dictateur aujourd’hui n’ont pas compris qu’il fallait protéger la révolution tunisienne des années cinquante, que seul un parti fort pouvait sortir le pays de l’ignorance et de la pauvreté.
J’ai éduqué le peuple. J’ai couvert le pays d’écoles et d’hôpitaux. J’ai fait avec nos moyens de l’époque et mes compagnons savent combien le combat fut ardu.
Je me suis certainement trompé et parfois amendé. Ce sont ceux qui ne font rien qui ne se trompent jamais, n’est-ce pas ? Me faire élire président à vie est un pêché de vieillesse mais j’assume même si cette erreur me sera fatale.
Des fois, je me demande si je resterai présent dans l’histoire de ce pays malgré la volonté de cet attelage surréaliste mené par des gauchistes et leurs ennemis islamistes qui font tout pour m’en effacer.
Le jugement de l’histoire – j’en suis convaincu – ira dans mon sens. Mais à une seule condition: que mes héritiers soient dignes de ce qu’ils ont reçu. Aujourd’hui, Ghannouchi instrumentalise Dieu, Hammami instrumentalise le peuple et beaucoup de faussaires m’instrumentalisent.
C’est le drapeau et la nation qui comptent le plus. La singularité tunisienne est notre seule voie passante dans un monde globalisé. Le pragmatisme est la seule clé de notre succès. Nous devons savoir être à la fois Arabes et Musulmans, Européens et Méditerranéens, Africains et universels. Nous devons être tout cela à la fois et ne pas nous laisser engluer dans les identités assignées.
J’ai sorti la Tunisie du féodalisme et je vois les résurgences tribales renaître, manipulées par de faux politiques et instrumentalisées pour briser notre unité. J’ai combattu l’intégrisme sous toutes ses formes et cela me vaut jusqu’à ce jour des rancunes tenaces et des excommunications virulentes.
La haine de Bourguiba n’est pas un ciment qui pourra servir à construire quoi que ce soit. Bien au contraire, c’est la mobilisation du peuple pour le progrès qui est le moteur de l’histoire. Ce peuple est le mien et j’en suis issu. Cette terre est la mienne et j’y repose. Ce pays est le mien et mon esprit y baigne des rives de la Méditerranée aux dunes du Sahara, des eaux boueuses de la Medjerda aux terres désolées des steppes.
L’histoire ne pardonne jamais à ceux qui vont à rebours et finit toujours par donner raison à ceux qui avancent à contre-courant. J’ai le premier osé aller contre la majorité engluée dans ses conformismes. Et mes héritiers sont appelés à mener ce combat indéfiniment, comme s’ils portaient le rocher de Sisyphe. Ne jamais renoncer, ne jamais perdre espoir et continuer le combat pour le progrès ».
Pour confus qu’ils soient, ces propos d’outre-tombe auraient-ils pu être effectivement prononcés par Bourguiba en personne ? Je vous en laisse juges et je poursuis in petto ce discours virtuel qui a tant de choses à nous dire…