Il ne s’agit pas de mortification mais d’un simple constat qui se veut lucide.
Depuis janvier 2011, la Tunisie est en proie à deux processus révolutionnaires distincts.
Le premier est celui que nous nommons communĂ©ment « transition dĂ©mocratique » et qui nous a valu l’organisation d’Ă©lections transparentes, la fondation de centaines de partis politiques et d’associations.
Le second processus est plus feutrĂ© et pourrait ĂŞtre qualifiĂ© de « rĂ©volution islamique ». Il se passe Ă l’ombre des institutions, sur le terrain de la proximitĂ© et dans l’Ă©cosystème des mosquĂ©es et des fondations caritatives.
Cet activisme islamiste est non seulement indĂ©niable mais aussi insĂ©parable du contexte dans lequel nous vivons. Il se dĂ©veloppe grâce Ă la connivence de plusieurs partis politiques, avec l’injection de capitaux importants et en dehors du tissu institutionnel le plus visible.
Cet activisme qui prend parfois le visage du salafisme pur et dur ou celui du travail social le plus Ă©lĂ©mentaire tend aujourd’hui Ă quadriller l’ensemble du pays.
Il aura même le vent en poupe grâce à la nouvelle carte communale de la Tunisie et à la montée en puissance du camp islamiste dans sa diversité.
MalgrĂ© les contradictions qui peuvent les opposer, les islamistes mènent un travail de patience qui leur permet d’occuper rationnellement le terrain tout en en Ă©vinçant leurs adversaires politiques.
Cette rĂ©volution silencieuse se passe loin de l’hĂ©micycle du Bardo et des autres grandes institutions. Elle permet d’atteindre – sans nĂ©cessairement avoir une dĂ©marche politicienne – les plus dĂ©munis et les plus fragiles, tout en reconstituant en permanence un rĂ©servoir de voix et une clientèle politique qui, demain, votera pour « ceux qui craignent Dieu ».
Entre temps, les institutions tunisiennes continuent leur lente rĂ©volution vers une nouvelle stabilitĂ©. Ce qui n’empĂŞche pas, pour les islamistes au pouvoir et dans l’opposition, un travail de sape systĂ©matique de l’hĂ©ritage bourguibien, c’est Ă dire tout ce qui a fondĂ© la modernitĂ© politique et l’Etat tunisien de l’indĂ©pendance. Ce qui n’empĂŞche pas non plus la dĂ©limitation de lignes rouges qui de fait, sont une islamisation de nos institutions et de notre constitution par l’intimidation et la menace.
Dans cette dialectique entre les deux rĂ©volutions en cours, c’est pour le moment le camp islamiste qui est en train de l’emporter, tout en prenant une avance consĂ©quente et durable sur ses adversaires dans les champs de la politique et de la sociĂ©tĂ© civile.
Dans la Tunisie d’aujourd’hui, une troisième rĂ©volution est Ă©touffĂ©e, baillonnĂ©e, avortĂ©e. C’est la rĂ©volution sociale au nom des valeurs modernistes et de l’humanisme. PortĂ©e par des nĂ©ophytes en politique, elle a Ă©tĂ© Ă©vacuĂ©e des institutions et relĂ©guĂ©e dans les marges de la sociĂ©tĂ©. Trahie par des politiciens plus classiques incapables de voir plus loin que leurs nombrils, elle a Ă©tĂ© livrĂ©e aux islamistes et aux rĂ©surgences du passĂ©. EcrasĂ©e par ce parti des nombrils, elle s’est diluĂ©e dans des milliers d’actions de bonne volontĂ© mais sans avenir ni productivitĂ©.
Il est temps pour cette Tunisie de faire son autocritique sans concessions et dessiner ses nouvelles convergences. Il est temps pour celles et ceux qui ont tout ratĂ© et semblent ne voir rien venir de s’effacer. Il est temps pour celles et ceux qui nous ont fourvoyĂ© dans cette impasse de reconnaĂ®tre enfin leurs erreurs.
Il est enfin temps pour la plupart d’apprendre ce qu’est le militantisme vĂ©ritable, l’empathie avec les plus fragiles et le souffle long des combats Ă l’usure.
Ces huit dernières années, que de fois ai-je ressenti que ma voix et celles de milliers de Tunisiennes et de Tunisiens étaient peu écoutées, sous-estimées, méprisées par ceux-là même qui prétendaient parler et lutter pour nous.
Tout ce que ces leaders par procuration ont rĂ©ussi, c’est livrer le pays aux islamistes alors qu’ils regardaient ailleurs. Tout ce qu’il ont rĂ©ussi, c’est tuer l’espoir et perdre un temps et un terrain prĂ©cieux.
Il est temps pour eux de tirer les consĂ©quences de leurs Ă©checs et temps pour nous de libĂ©rer notre parole. Le vĂ©ritable dĂ©bat sur la modernitĂ© a trop longtemps attendu et il est temps de le poser non pas seulement en fonction de l’hĂ©ritage du vingtième siècle et des rĂ©fĂ©rents antĂ©rieurs mais aussi Ă l’aune du monde contemporain.
Quelle modernité voulons-nous? Quelle est la patrie dont nous rêvons et, au fond, quelle révolution voulons-nous?
Il s’agit de libĂ©rer la parole moderniste, secouer les carcans qui l’entravent, redĂ©finir ce qui doit l’ĂŞtre pour, enfin, agir dans la rĂ©volution.
