Hamza Souibgui garde toujours son sourire pétillant : probablement celui de l’apprenti qu’il fut, il y a plus de soixante-dix ans, lorsqu’il arriva au souk des kbabjias.
A l’époque et jusqu’à une date relativement récente, ce souk des passementiers qui se trouve à la confluence de la Berka et de souk Ettrouk, était dominé par les commerçants juifs. Seules trois ou quatre boutiques, témoigne Souibgui, étaient tenues par des artisans musulmans.
Hamza Souibgi
En ce temps, alors qu’il faisait ses premiers pas dans les souks, il apprendra les rudiments du métier et les mille et un secrets de la soie et des tissus nobles. Dans le temps, il voyagea à Lyon et Saint-Etienne pour y acheter du matériel moderne et performant mais hormis cela, il a passé toute sa vie dans les souks de Tunis dont il est désormais le doyen des artisans.
A 90 ans accomplis, il est toujours le même : assis sur le seuil de sa minuscule échoppe, entouré de fils de soie et de laine, poursuivant inlassablement sa tâche. Affable, la mémoire infaillible, Hamza Souibgui sait, comme nul autre, raconter les riches heures des souks de Tunis.
L’écouter est un bonheur pour ceux qui s’intéressent à la vie quotidienne d’antan ainsi qu’aux arts et métiers de la tradition.
C’est que cet homme, né en 1926, est un véritable trésor vivant à l’image de nombreux aînés qui portent le savoir et la mémoire d’un siècle entier.
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Si d’aventure vous rendiez visite au cimetière Sidi Abdelaziz à La Marsa, se recueillir sur la sépulture des saints ici ensevelis est un geste incontournable. Ce cimetière qui porte le nom du mystique Sidi Abdelaziz Mahdaoui compte en effet trois mausolées voisins.
Le premier est de Sidi Ali Bouriga qui se trouve à l’entrée du cimetière. On trouve ensuite le mausolée des Chorfas et enfin, le troisième, celui de Sidi Abdelaziz. Autour de ce dernier mausolée se trouvent plusieurs tombes de la famille beylicale y compris celle du dernier souverain husseinite Lamine Bey.
Le mausolée proprement dit abrite la tombe de Sidi Abdelaziz et de nombreuses personnes viennent régulièrement s’y recueillir. Les visiteurs sont accueillis par une dame d’une grâce infinie. L’on dirait que la baraka de tous les saints s’est posée sur elle, et c’est tout dire !
En arabe ou dans un français qui ferait pâlir certains jeunes, Halouma, c’est son prénom, vous raconte la saga des saints et son propre vécu au service de Sidi Abdelaziz.
Halouma
Elle sait toujours trouver les mots justes et a le don des narrateurs qui savent en dire juste assez pour captiver leur auditoire. Légère comme une brise, Halouma est en quelque sorte l’égérie des lieux et fait preuve d’une hospitalité proverbiale.
La croiser à chaque visite est un bonheur renouvelé tant elle pétille d’intelligence et de chaleur humaine. Après la « ziara », elle vous accompagne toujours jusqu’au seuil de la « zaouia », puis vous salue dans ce vocabulaire choisi qu’avaient nos grand-mères et qui déclinait tous les souhaits de vitalité. Ensuite, mes pas me mènent vers le mausolée des Chorfas sur lequel flotte le drapeau national.
C’est là que chaque dimanche, les Aissaouias de La Marsa se retrouvent autour de leur « mokadem » pour un cycle de prières qui se déroule toute l’après-midi et se poursuit après le coucher du soleil.
Un dernier regard sur le sanctuaire de Sidi Bouriga et c’est le retour au quotidien avec à l’esprit une pensée pour tous les saints, de Sidi Salah à Sidi Dhrif en passant par Sidi Bou Said.
Et une pensée aussi pour Halouma, vénérable hôtesse, dans la noria des générations, au service d’un pieux personnage.
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A La Marsa, Othman Haouas est une figure de légende. Apprécié de tous, aimé et respecté, cet homme de 91 ans fleure bon la tradition.
Né en 1927, il continue chaque jour à se rendre au fameux Café Haouas qui se trouve en plein centre de la ville de La Marsa et n’est séparé du Saf Saf que par la placette ombragée peuplée de visiteurs.
Ce Café Haouas a des origines lointaines. En 1901, il portait le nom «Grand Café de France» mais l’enseigne changera pour devenir un grand magasin beylical puis un dépôt de grossiste.
Après la guerre, en 1943, le Café Haouas verra le jour sous la férule de Azzouz Haouas, le père respecté. Puis ce sera au tour de Othman Haouas de prendre la relève et maintenir une tradition qui se confond avec la mémoire de La Marsa.
Cet homme est d’une impressionnante vitalité. Il n’hésite pas à monter sur une chaise pour vous montrer un tableau de plus près ou bien pour désigner un décret beylical exposé sur une étagère parmi les portraits des beys qui ont régné sur la Régence de Tunis.
Othman Haouas devient inépuisable lorsqu’il évoque son grand-père dont il a reçu le prénom en héritage. Et ce décret beylical qu’il me montre est celui qui nommait son aïeul responsable des portes de la ville de Tunis.
Othman Haouas
En effet, du temps de Sadok Bey, Othman Haouas avait cette charge qui consistait à veiller sur les portes de la ville et les maintenir fermées et protégées.
Avec les corps de spahis et des zaptiers à ses ordres, Othman Haouas était surnommé Bey Ellil par le petit peuple. Son petit-fils en tire à ce jour une fierté légitime et sait vous raconter par le détail chacune des portes de la ville.
Tout aussi inépuisable lorsqu’il s’agit de La Marsa, ce véritable trésor humain connaît son histoire beylicale sur le bout des doigts et, le verbe haut, reconstruit devant vous les palais d’hier et raconte les notables de la couronne.
Othman Haouas est de nos jours le « mokadem » des Aissaouias de La Marsa. Entre recueillement et chants liturgiques, il réunit les adeptes de la confrérie tous les dimanches jusqu’à la nuit tombée pour évoquer la mémoire des saints dans la zaouia des Chorfas, non loin de Sidi Abdelaziz.
Cela pourrait surprendre mais le mystique d’aujourd’hui dont le portrait en costume rituel trône dans la grande salle du café, fut aussi un redoutable footballeur du temps du Club Athlétique de la Marsa, une association antérieure à l’actuel Avenir sportif.
Demi-droit défensif, il portait la casaque rouge et noire du CAM et se souvient des exploits de l’équipe et de sa formation métissée à l’image de la Tunisie de l’époque.
Ecouter parler Othman Haouas dans la grande salle du café, admirer les vieilles photos de La Marsa et remonter la généalogie des beys est un véritable délice. Délicat et éloquent, Othman Haouas a le sens de l’accueil et une mémoire d’éléphant. Qui ira à sa rencontre découvrir les riches heures de La Marsa et les souvenirs d’un siècle ?
Assurément un grand témoin qu’il convient d’honorer et saluer avec admiration.