A la mémoire de Michèle et Néjib Mourali
Ce dimanche, le cimetière du Borgel à Tunis va revivre, retrouver des couleurs, celles des gerbes de fleurs et des couronnes qui seront déposées par les familles sur les tombes.
Ce dimanche, comme chaque année, comme chaque Toussaint, et aussi comme chaque Achoura au Djellaz, mes pas me mèneront, solitaire, vers le Borgel.
Entre poussière et nostalgie des corps…
Lorsque je traverse le seuil du cimetière chrétien de Tunis, je me sens tel le dépositaire de plusieurs siècles de convivialité. Je me sens pareil à un témoin qui connaitrait les tombes de chacun, celles des Bonfiglio qui ne sont plus ici, celles des Bertolino, Carollo, Pace, Mifsud, Caleca qui eux aussi sont partis et dont les aïeux reposent en terre tunisienne, dans l’humus qui les a vus naitre et qui mêle aujourd’hui la poussière à la nostalgie des corps.
Ce dimanche, comme toujours, j’irai d’abord m’incliner devant la tombe du frère Chazotte, supérieur des Marianistes en Tunisie dont je me souviens des déambulations en soutane du temps de l’école primaire. Enseveli auprès de ses frères, il reste la mémoire à laquelle je me réfère d’abord. Puis, c’est la tombe de Christian que je recherche, ami que je n’ai pas connu, frère de mes frères, mort nourrisson.
Ce dimanche, comme toujours, je me souviendrai de La Valette et de Palerme. Parce que les caveaux de famille me rappellent les magasins des rues que je traverse dans ces villes : Campisi, Giacalone, Catalone, Checca, Mangani, Agricola, Spina, Trapani et tous les autres. Leurs petits enfants animent les boutiques siciliennes et maltaises dont les enseignes me renvoient aux tombes du Borgel.
Des boutiques et des caveaux
Ensuite, ce sera le tour des grandes dames qu’il m’a été donné de rencontrer, ces femmes venues du nord qui ont voué leur vie à leurs époux tunisiens et musulmans et qui désormais reposent loin d’eux, dans une terre autrement sanctifiée…
Mes pensées iront à Michèle Mourali, à son amie madame Oueslati qui repose à ses côtés comme elles ont vécu ensemble, à madame Senoussi qui fut notre maitresse intransigeante au temps de l’enfance… Et tous les autres, les Ducoli, les Almela, les Garcia, les Ravel, les mille et uns reflets de la Méditerranée tunisienne, du melting-pot tunisien qui sublime ce cimetière, situé entre histoire séculaire et actualité hésitante.
En pensée, je me transporte toujours vers les basiliques de Carthage, vers les siècles chrétiens, les papes tunisiens et des voix qui me sont plus familières, celles de Tertullien, Cyprien, Augustin ou Perpétue et Fulgence…
Je suis peut être bizarre mais je confesserai volontiers que, lorsque je me retrouve à l’Acropolium de Carthage, les oreilles vigilantes, mon esprit s’évade parfois au temps des processions de fidèles, à l’heure de la basilique Saint-Louis et même, très loin, lorsque les martyrs tombaient sous les supplices païens.
Ainsi, les concerts de l’Octobre musical deviennent-ils un prélude extatique au novembre de la Toussaint, un moment aérien lorsque la musique nous rappelle qu’il est d’autres fleuves dans lesquels on ne se baigne jamais deux fois.
Un peu de notre âme collective repose au Borgel…
Permettez-moi de revenir avec vous entre les tombes et les caveaux : Almanza, Mattei, Mifsud, Ciglie… Les noms se souviennent de Malte, de la Sicile, de la Corse et de la Sardaigne. Et moi, je me souviens de la Tunisie, celle où j’ai grandi, celle qui est morte et dont un peu de l’âme repose aussi au Borgel.
Ce dimanche, comme chaque année, je marcherai dans les allées du Borgel et j’attendrai les trompettes de la résurrection. Ce dimanche, comme chaque année à la croisée de toutes les allées, dans l’attente du crépuscule, un prêtre viendra bénir les présents et honorer les morts par des prières. Parfois, c’est l’archevêque en personne qui vient ainsi dire ce lien avec les morts, trouver les mots justes et les paroles de missel qui sauront réconforter, témoigner, élever…
Il sera alors temps de partir dans la brume de novembre, lorsque s’annonce l’avent, la joie prochaine de la Nativité et la promesse d’une autre Toussaint, d’un autre jour béni qui prolonge nos vies en arrière et nous procure l’espoir d’aller de l’avant…
Hatem Bourial