Pour Gaetana Nuncia Biolchini
Mes promenades dans Carthage sont inépuisables et elles me mènent presque toujours vers les mêmes lieux. J’aime par-dessus tout le devoir d’abstraction auquel nous invitent les sites antiques de Carthage, métropole plurielle qui s’est relevée plusieurs fois et dont l’arpenteur est pris par une tenace et délectable impression: celle de changer de siècle, presque à chaque détour, au cours de ses inlassables pérégrinations.
Des millénaires de poussière
Carthage est ainsi, à l’image d’un mille feuilles temporel qu’on traverserait sans cesse, en foulant toujours le même sol et en remuant à chaque pas des millénaires de poussière. Du Tophet punique aux basiliques byzantines, le promeneur parcourt une dizaine de siècles, sans s’en rendre toujours compte. De la colline de Byrsa à celle de Sainte-Monique, le voyage dans le temps évoque aussi bien Didon qu’Augustin.
Ce mur que je suis seul à voir
Parfois, en marchant à pas rêveurs, je reconstruis mentalement le fameux mur de Théodose dont il ne reste presque plus rien. Je parviens ainsi à revoir ces remparts rudimentaires et le fossé qui les précédait. je ressens confusément la hâte des bâtisseurs et leur grande peur face à la déferlante barbare qui allait les emporter.
Les clameurs du cirque
De même, je parviens aisément, à force de retours et de contemplations, à reconstruire le cirque de Carthage, ses auriges et ses courses de chars. C’est vrai, je ne vois rien, mais je perçois tout: les clameurs qui s’élèvent des travées, le carrousel des champions et même le sol en terre battue de l’immense arène.
Un peu plus loin, j’admire, toujours sans le voir, le stade de Carthage et sa piste de course à pied puis continue ma visite hallucinée dans les vestiges de l’Odéon d’où semble monter la voix des comédiens du temps jadis.
Les basiliques de Carthage
Il est aussi des lieux vers lesquels mes pas me ramènent toujours: ce sont les basiliques de Carthage, qu’elles soient encore visibles ou qu’elles se dérobent aux regards: Basilica Majorum, la réputée église des Anciens qui est aujourd’hui ensevelie; la Basilique de Saint-Cyprien avec ses sept nefs qui surplombaient les flots; d’autres basiliques encore que la vanité du regard ne saurait embrasser et qui reposent à notre insu dans les replis de la terre et le tumulte des siècles.Les incertitudes de Domus Caritatis
Parmi toutes ces basiliques, il en est une où je reviens toujours et encore. Tout m’y fascine, de la vacuité des espaces à l’incertitude chronologique qui les entoure. C’est de Domus Caritatis qu’il s’agit. Nous nommons ce lieu « Damous el Karrita », ce qui, en dialecte tunisien, signifie « le tunnel de la charrette ». En fait, il ne s’agit que d’un glissement de sens puisque le terme latin qui désignait la basilique a été à la fois taraudé et enrichi par le temps et les langues.
C’est le père Delattre qui a le premier fouillé cette basilique chrétienne dont on ignore encore si elle fut une ou siamoise. Car il est fort probable que deux édifices cultuels, dont il ne subsiste plus que les fondations, ont coexisté ici.
A un moment lointain de l’histoire, Domus Caritatis aurait été la plus grande basilique d’Afrique. Il ne reste presque rien de cet édifice mais son pouvoir d’évocation demeure puissant, mystique, chargé des milliers d’objets découverts ici, dans la solitude des tombes sous le sol des nefs de l’église.
Ma rotonde presque secrète
Mystérieuse, une rotonde se trouve à quelques dizaines de mètres des vestiges de l’église. Cette rotonde est souterraine et on y accède par deux escaliers symétriques. J’ai toujours habité ces lieux, souvent, j’y ai passé des heures entières à méditer ou à me souvenir de ce que je n’avais pas vécu mais appris dans mes livres d’histoire.
Dans ce refuge secret, à quelques pas de la ville dévorante, je retrouve et l’écho des premiers chrétiens et celui des martyrs de cette foi qui fut longtemps celle de Carthage. Je retrouve aussi la simplicité limpide de tout mystère, un peu comme si, confronté à un cryptogramme ardu, on choisissait l’échappée du rêve plutôt que l’échec de la logique.
Ici, au creux de Carthage, je revis en un lieu presque inaccessible, celé dans le secret, spartiate mais rayonnant, oublié mais habité par le frémissement d’une foi diffuse.
Les énigmes et l’irrésistible du mystère
Ici, seize colonnes de granit m’entourent mais je ne peux les compter toutes. Des niches les séparent mais elles sont vides, lorsqu’elles ne sont pas comblées. Où sont les chapiteaux que portaient les colonnes ? Que représentaient-ils? Nul ne le sait avec certitude.
A quoi pouvait servir cette rotonde parée d’énigmes? Seuls les initiés le savent. Etait-ce une crypte dont la partie supérieure aurait disparu? Ou plutôt un tombeau de martyr ? Ou bien une basilique funéraire? S’agit-il d’une sorte de tholos circulaire ou d’une memoria commémorative ? Comment le savoir…
Le flou qui flotte et invite à revenir
Au fond, rien de plus beau que cette incertitude, ce flou qui flotte et invite à revenir. Non plus pour savoir mais pour s’imprégner de la magie d’un lieu où se trouvait peut-être un baptistère.
Encore et toujours, je reviens vers cette rotonde souterraine et, en cette semaine pascale, j’ai voulu y revenir une nouvelle fois et m’immerger encore et toujours dans l’irrésistible du mystère…