Pour Agneszka, Mercédés et Andrew
L’aventure est toujours au coin de la rue et ceux qui ne se contentent que du confort des certitudes ne savent pas ce qu’ils ratent…
Fil d’Ariane pour un monde magique
Il y a quelques mois, alors que Dream City 2015 était en préparation, j’ai rencontré pour un briefing quelques artistes et nous avions parlé cinéma. Leur projet était des plus simples: ils voulaient créer une performance intitulée « Au cinéma des rêves » et cherchaient à se documenter, trouver quelques fils d’Ariane vers les réalités tunisiennes.
Andrew Alamango est Maltais, il connait bien la Tunisie; Agneszka Blonska est polonaise et Mercédés Kemp espagnole et toutes les deux vivent au Royaume Uni. Et c’est avec ce trio que je me suis lancé dans de longues conversations ponctuées d’enregistrements.
Et c’est peu à peu que naquit le désir que je joue la voix du cinéma dans leur performance. Une voix qui doit venir de loin et qui, en arabe dialectal tunisien à partir d’un texte écrit en anglais, devait introduire le spectateur dans le monde magique et onirique du septième art.
Une porte branlante qui ouvre sur le rêve
Après ce premier contact, les trois artistes reprirent chacun son chemin. Agnieszka allait s’engager davantage dans le projet en organisant à Newlyn, au Pays de Galles, une soirée artistique au bénéfice des enfants de la médina de Tunis. Je fus convié à cette soirée afin d’apporter un témoignage sur la transition tunisienne et la vie des arts dans notre pays.
Quant à Agnieszka, elle parvint à réunir une quantité de matériel audiovisuel pour les enfants tunisois.
Quelques semaines plus tard, Mercédés et Andrew sont de retour à Tunis pour présenter leur performance dans le cadre de Dream City 2015. Je les retrouve au Dar Bach Hamba pour de nouveaux enregistrements puis c’est le temps de l’avant-première de leur performance.
Dans un lieu improbable, au sud de la médina, non loin de Dar Hussein, les artistes ont planté leur décor. L’endroit choisi est un « makhzen », une remise oubliée au rez-de-chaussée du siège historique de la Rachidia, rue du Dey.
Plonger dans l’installation onirique…
On y entre par une porte branlante, patinée par les années et d’emblée, on se retrouve dans un rêve… Sur les murs, des écrans, des photos d’artistes, des pellicules découpées en lanières, des niches occupées par un bric-à-brac dans lequel figurent des cages d’oiseau et d’antiques postes radio…
Dans le noir, une voix, la mienne, égrène un compte à rebours, avant la plongée dans le rêve éveillé. Discrets, munis de minuscules lampes, des placeurs suivent et orientent les déambulations du public, la circulation des spectateurs au cœur de l’installation onirique.
Ici, un lit de glibettes sur lequel je marche fait renaitre le cliquetis feutré typique de nos salles et des épluchures de grains de tournesol sur lesquelles les spectateurs marchent en se dirigeant vers la sortie…
Là, un recoin obsur d’où émane la voix d’une dame qui raconte les films de sa jeunesse…
Quelques minutes plus tard, le groupe compact des spectateurs est introduit dans une seconde salle occupée par des banquettes et la maquette d’une ville qu’on dirait sortie de l’imaginaire débridé d’un enfant.
Un autre écran… Les placeurs dirigent le public vers les banquettes rudimentaires et la projection peut commencer…
La lumiere bleutée de la nuit américaine
C’est le film « Papa est en voyage » de Hichem Ben Ammar dans lequel je retrouve avec surprise Abdelkrim Touati dans un des rôles principaux. Guide touristique, Abdelkrim est aussi un fin lettré pour lequel Carthage, son site et son histoire n’ont aucun secret. Il joue le rôle d’un éboueur dont le fils a honte du métier. Le film suit les tribulations de L’enfant après une fugue puis ce sont les retrouvailles et la reconnaissance du père.
Après le film, tout le monde ressort vers l’antichambre de l’éveil. Et là, une voix, encore une fois la mienne, inverse le compte à rebours et fait renaitre le réel, avant l’ouverture brutale des portes et l’intrusion de la lumière du jour.
Comme aurait dit Rimbaud, « au réveil, il était midi »… Et c’est ainsi que moi aussi, sur les chemins de la lumière bleutée du cinématographe, j’ai embrassé l’aube des fées, lorsque rien ne bougeait au front des cinés et que la magie dansait…
Rideaux de velours palpitants et lumineux
En retraversant la médina vers Bab Bhar, dans une semi-obscurité qu’on aurait dit semblable à la nuit américaine des cinéastes, le souvenir remontait à chaque pas. Les rues que j’arpentais s’étaient muées en cinéma… Au souk des Femmes, Judy Garland et Ismahan sont venues chuchoter à mon oreille. A la rue de la medersa Slimania, j’ai revu Yul Brynner et son crâne rasé.
Un peu plus loin, rue du Mufti, ce sont d’inattendus pirates commandés par Eroll Flynn en Cap’tain Blood. Rue Ezzitouna, les magasins fermaient l’un après l’autre, comme des cinémas qui baisseraient les rideaux et, au lieu des marchandises accrochées, je voyais des affiches de films: Cléopâtre, Les sept mercenaires, Lawrence d’Arabie, la Guerre des Etoiles, Maciste contre tous…
Chaque boutique, chaque remise, chaque dépôt, me semblaient celer un cinéma. Peut-être me trouvai-je dans l’ultime refuge des salles disparues, des rêves éteints ? Et si derrière ces rideaux se cachaient, palpitants et lumineux, le Palmarium, le Studio 38, le Capitole, le Globe, le Cinémonde, le Lido, le Bijou, le Marivaux, le Star et le Paris ?
Kléber, Odéon, Ciné Soir…
Et si un djinn narquois avait simplement caché tous ces temples du rêve à nos yeux ? Si mes yeux savaient regarder au dedans, je verrais peut-être le Kléber, l’Odéon ou encore le Biarritz. Après tout, ne suis-je pas désormais la voix du cinéma, la tessiture vocale du déclic qui mène au rêve ?
Soudain, c’est Bab Bhar sur laquelle je débouche, les yeux émerveillés et rêveurs. Alors que des roadies montent un praticable, une petite foule s’est réunie autour d’un groupe de danseurs, avec le désir d’autres rêves, d’autres échappées belles.
Après avoir dépassé l’ombre encore béante du Ciné Soir et eu une ultime pensée pour l’Alhambra, quelques pas sur l’avenue de France…
Pralines et esquimaux Gervais…
Un décor de rêve ou la réalité crue ? Je crois revoir la librairie Saliba, les Arcades resplendissantes et la belle terrasse du Café du Maghreb… Quelques pas encore et je me retrouve devant la Javanaise, anachronique et heureux, à demander : » Madame, auriez-vous des esquimaux, je sors du cinéma des rêves, le Dream City Cinéma et je ne sais si je suis éveillé, alors si vous voulez bien donnez moi aussi des pralines et un programme.
Et, pendant que nous y sommes, mettez moi trois autre esquimaux Gervais pour Aga, Mercédés et Andrew, vous ne les connaissez pas mais ce n’est pas grave car ils font partie de mon rêve ».
Au réveil, il était de nouveau midi, l’heure de Rimbaud, celle à laquelle on croit en la réalité de ses rêves parce que nos rêves sont des réalités…
H.B.