Après le succès rencontré par les deux précédentes éditions, le Festival international du film du Caire poursuit cette année encore son entreprise de sauvegarde et de transmission du patrimoine cinématographique mondial. En recréant la section Cairo Classics, le festival ne se contente pas d’honorer des chefs-d’œuvre anciens : il affirme la conviction que préserver la mémoire du cinéma est aussi un geste politique et artistique, une manière de rappeler que chaque film, restauré ou redécouvert, raconte l’histoire d’une époque, d’un regard et d’un pays.
Cette section, initiée pour replacer le cinéma égyptien et international dans une perspective patrimoniale, s’est rapidement imposée comme l’un des piliers du CIFF. Elle incarne l’idée d’un dialogue entre passé et présent : un espace où le spectateur d’aujourd’hui peut mesurer la force d’un art capable de traverser les décennies sans perdre de sa modernité. Le festival, fidèle à son ambition de préserver à la fois la mémoire du cinéma égyptien et celle du cinéma mondial, propose cette année une programmation éclectique, mêlant chefs-d’œuvre restaurés et redécouvertes inattendues.
Un dialogue entre continents et générations
La sélection Cairo Classics 2025 met en lumière cinq œuvres d’horizons très différents, réunies par un même souci de mémoire et d’humanité. Des États-Unis à la France, en passant par l’Irak, chaque film illustre une manière singulière de raconter l’homme dans son rapport au monde et à l’Histoire.
The Citizen (États-Unis, 2012) de Sam Kadi, propose une réflexion poignante sur l’identité et l’exil. L’histoire de ce jeune Arabe arrivé à New York le 10 septembre 2001, à la veille des attentats, prend aujourd’hui une résonance particulière. Sam Kadi y dépeint le parcours d’un homme que l’Histoire dépasse, prisonnier d’un système où la citoyenneté devient un privilège précaire. Restauré pour cette édition, le film retrouve la puissance émotionnelle de son propos initial : interroger le rêve américain à travers le regard de l’autre.
Autre regard sur l’humanité, The Elephant Man (États-Unis, 1980) de David Lynch reste un monument du cinéma moderne. Le festival présente une copie restaurée de ce chef-d’œuvre qui, sous son noir et blanc somptueux, raconte la dignité retrouvée d’un homme difforme exploité dans les foires victoriennes. À travers la figure bouleversante de John Merrick, Lynch questionne la cruauté d’une société fascinée par la monstruosité. En replaçant ce film dans la programmation du CIFF, les organisateurs rappellent combien la compassion et la différence constituent des thèmes universels, qui traversent toutes les cultures et toutes les époques.
Plus inattendu, Moi qui t’aimais/C’est Si Bon! (France, 2025) de Diane Kurys rejoint probablement la section en raison de son sujet : la passion tumultueuse entre Yves Montand et Simone Signoret, couple mythique du cinéma français. Inspiré de faits réels, le film se concentre sur leur relation et sur la dimension émotionnelle de cette histoire. Sa sélection dans Cairo Classics illustre la volonté du festival d’inclure, dans sa programmation patrimoniale, des œuvres récentes qui évoquent des figures ou des moments marquants de l’histoire du cinéma.
Autre rareté, Sa’eed Effendi (Irak, 1956) de Kamiran Hasni, considéré comme l’un des premiers grands films du cinéma irakien, sera projeté dans une copie restaurée. Situé dans le Bagdad des années 1950, le film dépeint avec justesse les tensions sociales et familiales d’un quartier populaire. À travers le conflit entre un instituteur et son voisin cordonnier, Hasni brosse un tableau sensible d’un monde où la dignité des classes modestes se heurte à la rigueur des traditions.
Enfin, le festival rend hommage une nouvelle fois à David Lynch avec The Short Films of David Lynch (États-Unis, 2002), compilation de courts métrages réalisés entre 1967 et 1995. Ces œuvres, souvent expérimentales, révèlent les obsessions esthétiques du cinéaste – la texture du son, la matière du rêve, l’angoisse du quotidien – et permettent de comprendre la genèse d’une œuvre majeure. Leur présentation au Caire, sous la forme d’un programme restauré et commenté par Lynch lui-même, offre une plongée fascinante dans l’univers mental d’un créateur qui a su transformer la marginalité en poésie visuelle.
Les classiques égyptiens : un miroir de l’histoire et de la société
La section Cairo Classics du CIFF 2025 consacre une place majeure au patrimoine égyptien, offrant un panorama exceptionnel du cinéma du pays, des années 1950 aux années 1970, mais incluant également des œuvres emblématiques des décennies suivantes. La sélection rend hommage à la richesse et à la diversité de la production égyptienne, allant des grands drames sociaux et familiaux aux réflexions historiques et artistiques, en passant par le cinéma d’introspection et de critique politique. Vingt-quatre films restaurés sont ainsi présentés, signés par les maîtres du cinéma égyptien tels que Youssef Chahine, Salah Abu Seif, Kamal El Sheikh, Hussein Kamal, Henry Barakat, Ezz El-Dine Zulficar, Hassan al-Imam ou Hossam El-Din Mostafa.
Parmi les œuvres emblématiques, Une Femme sur la route (Ezz El-Dine Zulficar, 1958) explore les tensions familiales et les conflits de loyauté dans un contexte social marqué par les inégalités et la rivalité fraternelle. Crime dans un quartier calme (Hossam El-Din Mostafa, 1967) place le spectateur dans une intrigue politique où l’engagement et le devoir personnel se confrontent aux événements tragiques de l’histoire. L’Impasse des Deux-Palais (Hassan al-Imam, 1964), première partie de la trilogie adaptée de Naguib Mahfouz, retrace la vie d’Ahmad Abd al-Jawad et de sa famille avant la Révolution de 1919, offrant une observation fine des rapports familiaux, sociaux et politiques de l’époque. Khan al-Khalili (Atef Salem, 1966) met en scène la vie quotidienne dans le célèbre quartier cairote, mêlant drame familial et tensions sociales.
La programmation inclut également des œuvres majeures de Youssef Chahine, offrant des perspectives différentes sur le rôle de l’artiste et de l’histoire. Alexandrie encore et toujours (1989) revient sur la situation du cinéma égyptien à la fin des années 1980, mêlant fiction et réalité à travers le regard du réalisateur et ses interactions avec les acteurs et les créateurs. L’émigré(1994), quant à lui, transpose le mythe biblique de Joseph dans l’Égypte ancienne, explorant des questions de foi, de savoir et de destinée humaine, tout en donnant une dimension épique et spirituelle à l’œuvre. Ces gens du Nil (1972) relie, de manière plus contemporaine, des trajectoires individuelles aux grands projets nationaux, ici le détournement du Nil, questionnant la relation entre idéal et progrès.
Les films de Salah Abu Seif témoignent de son engagement critique et social : Cairo 30 (1966), adaptation du roman de Mahfouz, expose la corruption et les compromis moraux d’une société en mutation, tandis que La Seconde Épouse (1967) dénonce l’oppression patriarcale dans les villages et les rapports de force liés aux héritages et aux traditions.Le Mendiant (Hossam El-Din Mostafa, 1973) offre un portrait existentiel d’un homme confronté au vide moral et aux contradictions d’une société en crise. Des films comme L’Impossible (Hussein Kamal, 1965) ou Le Mirage (Anwar al-Shanawi, 1970) mettent en lumière l’articulation entre destin individuel et contraintes sociales, où les relations personnelles se heurtent aux conventions et à l’autorité familiale ou sociale.
D’autres œuvres interrogent le pouvoir et ses excès : Un soupçon de peur (Hussein Kamal, 1969) dépeint une tyrannie villageoise qui devient allégorie d’un pouvoir oppressif, Crépuscule et Aurore (Kamal El Sheikh, 1970) plonge dans les intrigues et les conflits de pouvoir à la veille de la Révolution, et Les Grives et l’Automne (Hossam El-Din Mostafa, 1967) illustre les désillusions personnelles après les bouleversements politiques.
Les classiques du réalisme et de l’humanisme égyptien sont également au programme : Le Péché (Henry Barakat, 1965) raconte la difficulté d’une jeune paysanne à protéger son enfant après une agression, exposant la pauvreté, la morale sociale et la condition des femmes ; La Lampe à huile (Kamal Attia, 1968) confronte science moderne et croyances populaires dans le quartier de Sayyida Zainab ; Voie sans issue (Hossam El-Din Mostafa, 1964) et Les Assassins (Ashraf Fahmy, 1971) explorent la justice, la trahison et les choix moraux complexes. L’Homme qui a perdu son ombre (Kamal El Sheikh, 1968) et Le Palais du désir (Hassan al-Imam, 1967) poursuivent la réflexion sur le destin, les héritages familiaux et la quête de liberté individuelle, tandis que Ma femme et le chien (Said Marzouk, 1971), Ma femme est PDG (Fatin Abdel Wahab, 1966) et Nuit et Barreaux (Ashraf Fahmy, 1973) abordent des contextes plus intimes, sociaux ou symboliques, centrés sur les relations, la jalousie, la modernité et le désir de justice.
Le patrimoine comme horizon
Dans un monde où le cinéma est souvent soumis à la logique du flux et de l’oubli, la section Cairo Classics agit comme un contre-champ salutaire. Elle replace le film dans le temps long, celui de la mémoire et de la réévaluation. Chaque projection devient une conversation entre hier et aujourd’hui, un acte de résistance face à la disparition culturelle. Cette année, plus encore, le CIFF confirme que préserver le patrimoine, c’est aussi le faire vivre : en reliant David Lynch à Kamiran Hasni, Diane Kurys à Youssef Chahine, Sam Kadi à Salah Abu Seif, le festival tisse une cartographie du cinéma mondial où chaque œuvre, qu’elle vienne de Paris, Bagdad ou du Caire, raconte la même chose : le besoin universel de témoigner, d’aimer et de comprendre. Le passé, au Caire, n’est jamais figé : il respire, se projette, et éclaire notre présent.
C’est également dans cette perspective que le festival inscrit la question de la restauration numérique au cœur de ses Cairo Industry Days. Deux initiatives majeures y sont consacrées cette année :
D’abord, un panel intitulé Restaurer le patrimoine visuel du cinéma arabe, organisé en partenariat avec Coventry University. Ce rendez-vous met en lumière la restauration numérique comme un art autant qu’une mission culturelle : redonner vie à l’identité visuelle du cinéma arabe et préserver son héritage pour les générations futures. Les échanges porteront sur les techniques modernes de restauration, la coopération internationale et la transmission des savoirs. Seront notamment évoqués la restauration d’œuvres emblématiques comme Saeed Afandi, la formation des nouvelles générations et la nécessité d’équilibrer production contemporaine et sauvegarde des classiques.
Un atelier de formation sur la restauration numérique complète cette démarche. Dirigé par Mounir Al Mahmoud, Ossen El Sawaf et Idir Ben Slama, il offre une immersion dans les processus, outils et principes éthiques de la restauration numérique. De la numérisation des éléments originaux à la correction des défauts d’image et de son, en passant par la fidélité chromatique et la préservation de l’intégrité artistique, cet atelier illustre la volonté du CIFF de faire de la restauration un pilier durable de la renaissance visuelle du cinéma arabe.
Neïla Driss