Avec Sentimental Value, présenté cette année en compétition officielle au 78e Festival de Cannes, Joachim Trier revient là où il s’est imposé, film après film, comme l’un des cinéastes européens les plus sensibles et subtils de sa génération. Fidèle à la Croisette, le réalisateur norvégien avait bouleversé le public en 2021 avec Julie (en 12 chapitres) (The Worst Person in the World), qui avait valu à son actrice principale, Renate Reinsve, le prix d’interprétation féminine. Ce fut une révélation : l’éclosion d’un tandem artistique qui se prolonge et s’affirme aujourd’hui avec force dans ce nouveau film, troisième collaboration après Oslo, 31 août, Julie, et désormais Sentimental Value.
Joachim Trier signe ici une œuvre tout en finesse, une chronique familiale qui explore les strates invisibles du ressentiment, de l’héritage et de la transmission. Fidèle à sa manière, il mêle l’intime et l’universel avec une délicatesse rare. Il filme les familles comme d’autres filment les guerres : avec pudeur, mais sans jamais édulcorer la violence sourde des blessures.
L’histoire s’ouvre à Oslo, dans une maison au charme un peu désuet, très belle, mais marquée dès sa construction par un défaut minime et pourtant fondateur : une fissure dans les fondations, qui traverse les murs de tout un côté de l’édifice. Ce détail architectural, à peine signalé, devient immédiatement métaphorique. Il annonce le cœur du film : cette maison est le théâtre de l’histoire des Berg, une famille unie, mais rongée par les non-dits, les rancunes anciennes et les absences douloureuses. D’ailleurs, le film débute par quelques scènes retraçant l’histoire de cette famille dans cette maison, comme si l’espace lui-même conservait la mémoire des drames passés.
À la mort de la mère, deux sœurs se retrouvent : Nora, l’aînée, actrice hypersensible en proie au doute, et Agnes, plus posée, mère d’un jeune garçon. Leur père, Gustav, cinéaste célèbre mais longtemps absent, fait son retour à Oslo à cette occasion. Mais il ne revient pas seulement pour les funérailles. Il vient aussi pour proposer à sa fille Nora un rôle dans le film qu’il s’apprête à tourner, son premier depuis quinze ans. Ce geste, en apparence généreux, se teinte immédiatement d’ambiguïté : Gustav ne peut s’empêcher d’exprimer un mépris à peine voilé pour les choix artistiques de sa fille — notamment sa participation à une série télévisée — et trahit, dans chacune de ses attitudes, une incapacité chronique à manifester un amour paternel véritable. Le film s’installe alors dans cette tension : un père qui revient trop tard, une fille qui a cessé d’attendre, et une maison devenue le réceptacle d’une mémoire encombrée, saturée de ce qui n’a pas été dit.
Renate Reinsve, ici, est tout simplement magistrale. Dès la première séquence, où sa troupe de théâtre s’agite dans les coulisses pour la convaincre de monter sur scène, elle impose un personnage à la fois fragile, ancré, excessif, et d’une bouleversante vérité. Elle incarne une femme en déséquilibre, jamais tout à fait à sa place, que ce soit dans sa famille, dans sa carrière ou dans le monde. Elle ne cherche pas à séduire : elle explore. Elle se livre, entière, sans détour. Joachim Trier, comme toujours, sait filmer ses acteurs dans la nuance, mais avec elle, il y a quelque chose de plus : une complicité presque chorégraphique entre la mise en scène et l’interprétation. Renate Reinsve module chaque émotion dans une infinité de demi-teintes, elle porte le film avec une précision et une profondeur rares, sans jamais appuyer ses effets. Il devient difficile d’imaginer une autre actrice dans ce rôle tant elle semble l’habiter de l’intérieur, avec une sincérité organique.
Face à elle, Stellan Skarsgård est parfait dans le rôle du patriarche ambigu, à la fois distant et dominateur, parfois touchant dans sa maladresse, souvent insupportable dans sa suffisance. Son personnage est celui d’un homme qui n’a jamais su être père, mais qui continue à vouloir être metteur en scène, comme si ce statut pouvait tout excuser. Il parvient d’ailleurs à convaincre une actrice hollywoodienne, incarnée par Elle Fanning, de jouer dans son film. Une rencontre à Deauville, une admiration réciproque, et la magie semble opérer. Mais lorsque les répétitions commencent, dans la maison familiale, et que l’actrice s’attaque au rôle de la mère disparue, quelque chose résiste. La douleur réelle s’infiltre dans la fiction. Le passé refuse de se laisser dompter par la mise en scène.
Et peu à peu, la vérité se dévoile : pour que ce film-là puisse exister, il faudra que Nora l’incarne. Elle seule peut affronter cette mémoire, ce rôle, ce père. Elle seule peut rendre justice à ce que cette maison, ce deuil, cette histoire recèlent de blessures non guéries.
Avec Sentimental Value, Joachim Trier livre un film profondément mélancolique, mais traversé d’éclats d’humour discret. On y retrouve ses thèmes de prédilection — la famille, le deuil, la création, le lien père-fille — abordés avec un raffinement narratif encore plus épuré que dans ses œuvres précédentes. Il s’autorise même quelques touches de comédie absurde, dans certaines scènes, sans jamais rompre l’équilibre émotionnel du récit.
Le film prend toute sa dimension dans sa dernière partie, lorsque Gustav, enfin, filme. Un tournage, une caméra qui s’allume, une scène qui se rejoue dans la lumière du présent. C’est là que Trier, sans recours à aucun pathos, parvient à émouvoir profondément. Le cinéma devient réparation, ou du moins tentative de réparation. Il ne s’agit pas de réécrire le passé, mais d’en faire quelque chose. D’en extraire, peut-être, une valeur sentimentale.
Future Palme d’or ? Ou Prix de meilleure interprétation féminine ?
Neïla Driss