Sous les dorures du Grand Théâtre Lumière, les premières notes de la 78ᵉ édition du Festival de Cannes ont résonné avec une émotion particulière. Ce mardi 13 mai 2025, la cérémonie d’ouverture a embrassé d’emblée la gravité du monde contemporain sans renier la magie du cinéma. Conduite par un Laurent Lafitte inspiré, elle a été marquée par les prises de parole remarquées de Juliette Binoche et Robert De Niro, entre hommage, engagement et célébration.
Laurent Lafitte : une déclaration d’amour aux acteurs et au cinéma engagé
Dès les premières minutes, le ton est donné. Laurent Lafitte, qui retrouve la scène cannoise dix ans après y avoir officié en 2015, débute par un hommage sobre et douloureux : « Elle est née au Festival de Cannes, sa délicatesse humble et puissante va manquer. J’aimerais dédier cette cérémonie d’ouverture à Émilie Dequenne. »
Une émotion sourde traverse la salle. L’actrice belge, disparue récemment, avait incarné l’une des grandes promesses du cinéma européen depuis sa révélation à Cannes en 1999.
Mais c’est très vite vers une parole politique et humaniste que Laurent Lafitte oriente son discours, dans un élan à la fois lucide et tendre. Il choisit de parler des acteurs, non pas dans leur éclat de célébrité, mais dans le courage de certains, qui choisissent de s’exposer, de parler, d’agir. Il cite longuement celles et ceux qui ont transformé leur art en geste politique : « Ce soir, j’aimerais les célébrer. James Stewart ou Jean Gabin, qui passent de héros de cinéma à héros tout court. Joséphine Baker, qui dissimule dans ses partitions les messages codés de la Résistance française. Marlène Dietrich, qui tourne le dos à sa propre nation pour mieux la retrouver. Richard Gere, qui défend le Tibet au détriment de sa carrière en Chine. Isabelle Adjani, qui met littéralement sa vie en danger en lisant un passage des “Versets sataniques”. Taraneh Alidoosti, emprisonnée pour avoir défendu les droits des femmes en Iran. Rock Hudson, qui bouleverse sa postérité en faisant de sa mort un symbole. Adèle Haenel, qui quitte la salle au sens large, le poing levé. Et bien sûr, Volodymyr Zelensky, un acteur devenu chef de guerre. »
Puis, avec un sens rare du verbe, il interroge :
« Oui, pour un acteur, la prise de parole est souvent sacrificielle. D’ailleurs, je ne suis pas fou : en leur rendant hommage ce soir, je profite de leur courage sans trop me mouiller. Parce qu’à l’heure où le climat, l’équité, le féminisme, les LGBTQI+, les migrants, le racisme, ne sont plus seulement des sujets de films, mais aussi des mots interdits par l’administration de la première puissance mondiale, nous avons le devoir de nous demander : quelle sera notre prise de parole ? Et aurons-nous le courage ? »
Il invoque Frank Capra pour conclure : « Seuls les audacieux devraient faire du cinéma. »
Et il ajoute, en soulignant la symbolique de l’étreinte figurant sur l’affiche du Festival :
« On se pose toujours la question de savoir si le cinéma peut changer le monde. Mais si on lui demande toujours plus d’inclusivité, de représentativité, de parité… c’est donc bien qu’il peut. Et parfois, il suffit de raconter un homme et une femme pour toucher au sublime et à l’universel. »
Juliette Binoche : un chant de résistance poétique et fraternel
Lorsque Juliette Binoche rejoint la scène, précédée des membres du jury — Halle Berry, Payal Kapadia, Alba Rohrwacher, Leïla Slimani, Dieudo Hamadi, Hong Sangsoo, Carlos Reygadas, Jeremy Strong — l’émotion est palpable. « Fille du Festival de Cannes, mais actrice dans cette même salle », dit-elle d’emblée, comme un retour aux sources.
Son discours, qui sera par la suite critiqué, admiré ou hué, touche à la fois à l’intime et au collectif. Elle dresse le portrait d’un monde en crise — politique, écologique, humanitaire — et appelle à un sursaut sensible : « Les artistes ont la possibilité de témoigner pour les autres. Plus le niveau de souffrance augmente, plus leur implication est vitale. Guerre, misère, dérèglement climatique, misogynie primaire… les démons de notre barbarie ne nous laissent aucun répit. Le vent des douleurs est aujourd’hui si violent qu’il emporte les plus faibles. » Elle évoque les otages, les noyés, les prisonniers, ceux qui « endurent la terreur et meurent dans un terrible sentiment d’abandon et d’indifférence », et exhorte : « Contre l’immensité de cette tempête, nous devons faire naître la douceur, transformer nos visions fragmentées en confiance, guérir notre ignorance, lâcher nos peurs, notre égoïsme… changer de cap. Et, face à l’orgueil, redonner à l’humilité toute sa place. »
Son hommage à la photographe palestinienne Fatma Hassouna, assassinée à Gaza par l’armée israélienne quelques semaines plus tôt, bouleverse la salle : « Le 16 avril dernier, à l’aube, à Gaza, âgée de 25 ans, la photojournaliste Fatma Hassouna et dix de ses proches ont été tués par un missile. La veille de sa mort, elle avait appris que le film dans lequel elle figurait était sélectionné ici, à Cannes. Elle aurait dû être parmi nous ce soir. Elle avait écrit : ‘La mort m’a traversée, la balle du tireur m’a traversée, et je suis devenue un ange, aux yeux d’une ville immense, plus vaste que mes rêves…’ »
Juliette Binoche achève avec une prière pour l’art :
« L’art reste. Il est le témoignage puissant de nos vies, de nos rêves. Et nous, spectateurs, nous l’embrassons. Que le Festival de Cannes, où tout peut basculer, y contribue. »
Robert De Niro : un appel brûlant à défendre la démocratie
Dans une salle debout, Leonardo DiCaprio entre en scène pour remettre une Palme d’or d’honneur à Robert De Niro, saluant un mentor : « Robert De Niro n’est pas juste un grand acteur, c’est L’Acteur. Avec Martin Scorsese, ils ont redéfini ce que le cinéma pouvait être. Ils n’ont pas fait des films : ils ont pris des risques, ensemble. »
Quand Robert De Niro prend la parole, c’est avec cette gravité qu’on lui connaît, cette lenteur posée qui donne à chaque mot une force de manifeste : « Merci infiniment au Festival de Cannes d’avoir créé cette communauté, cet univers, ce chez-soi pour ceux qui aiment raconter des histoires sur grand écran. Cannes est une terre fertile où se créent de nouveaux projets. »
Puis, dans une allusion directe à la situation politique aux États-Unis, il poursuit : « Dans mon pays, nous luttons d’arrache-pied pour défendre la démocratie, que nous considérions comme acquise. Cela concerne tout le monde. Car les arts sont, par essence, démocratiques. L’art est une quête de la liberté. C’est pourquoi l’art est une menace aujourd’hui. C’est pourquoi nous sommes une menace pour les autocrates et les fascistes de ce monde. »
Son discours se fait alors appel à la mobilisation : « Nous devons agir, et tout de suite. Sans violence, mais avec passion et détermination. Le temps est venu. Tout un chacun qui tient à la liberté doit s’organiser, protester, voter. Ce soir, nous allons rendre hommage aux arts, mais aussi à la liberté, à l’égalité et à la fraternité. »
Tarantino, Mylène Farmer et l’écho de Lynch
Avant que Quentin Tarantino ne fasse retentir son légendaire cri de guerre – « It’s my honour to declare the 78th Festival open!!! » – un autre moment aura ponctué la cérémonie : l’apparition de Mylène Farmer. Venue saluer la mémoire de David Lynch, disparu en janvier dernier, la chanteuse franco-canadienne a interprété un morceau inédit, spécialement conçu pour l’occasion. Un hommage discret et recueilli à l’un des cinéastes les plus singuliers de son époque.
(J’aimerais juste ajouter que dès que possible, je publierais un autre article, pour analyser, ou du moins donner ma propre lecture des deux discours de Laurent Lafitte et Juliette Binoche).
Neïla Driss