Certaines conversations ne se résument pas. Elles sont un flux aléatoire, des variations sur un thème et parfois même, une échappée hors du temps.
Après l’hommage Ă père Silvio en la cathĂ©drale de Tunis, j’ai sautĂ© dans un taxi pour retrouver madame Biolchini et nous rendre Ă la Goulette.
Nous avons, une ou deux fois l’an, nos habitudes Ă la Spigola, un restaurant que je frĂ©quente depuis plus d’une trentaine d’annĂ©es et dont le nom, en italien, signifie « loup » et dĂ©signe un poisson. Pour diverses raisons, nos amis qui pour un voyage qui pour un deuil, ne pouvaient ĂŞtre avec nous.
Qu’Ă cela ne tienne ! Nous faisons le tour de nos rĂ©pertoires tĂ©lĂ©phoniques et retrouvons chacune et chacun, pour de brèves conversations et une reprise de contact avec notre institutrice du primaire.
L’Ă©quipe du restaurant a reconnu madame Biolchini et tous s’empressent autour d’elle que j’avais prĂ©sentĂ© comme l’amie de Claudia Cardinale dont les photos recouvrent les murs du restaurant.
L’histoire remonte Ă la jeunesse de madame Biolchini, au Kef. En ce temps, la jeune Claudia avait un ami, Pierre Bernasconi, dont la famille d’origine suisse, vivait au Kef. Et ce sont des visites familiales qui expliquent la prĂ©sence ponctuelle de la jeune Claudia dans la rĂ©gion qui s’Ă©tend du Kef Ă Ebba Ksour.
Nous remontons le temps jusqu’Ă l’arrivĂ©e du père de GaĂ«tana Maiorana en Tunisie et son installation au Kef. Imperceptiblement, notre conversation bascule en italien et nous allons mĂŞme sur les traces de Garibaldi Ă Calatafimi, le village sicilien oĂą la famille a ses racines.
Nous Ă©voquons bien sĂ»r Gaby, le regrettĂ© Ă©poux qui y repose dĂ©sormais. Gaby Ă©tait connu pour parler un arabe parfait et aussi pour avoir portĂ© les couleurs de l’Olympique du Kef dont il fut le cannonier attitrĂ©.
D’ailleurs, son fils Bernard Biolchini avait jouĂ© au Club Africain au dĂ©but des annĂ©es soixante-dix.
Les Biolchini sont un modèle d’intĂ©gration : en famille, on parlait arabe et l’un des frères rĂ©citait mĂŞme des versets du Coran.
Nous Ă©voquons aussi Alda, la sĹ“ur cadette de GaĂ«tana, celle qui n’a jamais voulu quitter la Tunisie oĂą elle garde tous ses repères et vit avec son fils Fabien. Alda a longtemps enseignĂ© la musique et possède encore deux pianos Ă la maison, sur lesquels ses Ă©lèves venaient s’initier.
Nous avons aussi parlĂ© un peu de sicilien et Ă©voquĂ© des mots comme « zibola » et « rotolo » dont les origines sont tunisiennes. D’autres mots comme « armadio » ou « commodino » ont fait le trajet inverse et ont intĂ©grĂ© le dialecte local. Les mots nous mènent Ă l’Ă©cole des Maristes oĂą nos destins nous ont rĂ©unis en 1968.
Madame Biolchini trouve des mots vibrants pour saluer la mĂ©moire d’Antoinette Morana Cacchia, une autre enseignante de notre Ă©cole. Nous Ă©voquons aussi Tefida Bouchoucha Annabi et le père Chazotte, le SupĂ©rieur des Marianistes qui portait toujours une soutane grise.
Les annĂ©es ont fui et madame Biolchini en aura consacrĂ© cinquante-huit Ă l’enseignement : une dizaine au Kef, vingt-huit chez les Maristes et vingt Ă l’Ă©cole Pinson. Un parcours remarquable, admirable exceptionnel pour une enseignante dont la vocation ne s’est jamais dĂ©mentie.
Gaëtana Maiorana Biolchini a des origines siciliennes, est née en Tunisie et a une culture française. Comme elle aime le dire, il faut mettre tout cela dans un mixer et on obtient une personnalité tunisienne à cheval sur deux siècles.
Mon institutrice a eu quatre-vingt-huit ans en mai dernier. Elle les porte bien et continue Ă marcher comme une marathonienne. Marie, Thomas, Virgilio que tout le monde appelle Jules, sont les prĂ©noms de ses petits-enfants. Nous parlons aussi de Fabrice, son fils aĂ®nĂ© qui assistait parfois Ă nos cours chez les Maristes et, pour tout dire, nous faisons le tour d’un demi-siècle en quelques heures.
Il est temps de repartir. Le restaurant s’est vidĂ© et nos voisines de table, Ahlem et Touraya, deux Françaises d’origine tunisienne, apportent un contrepoint inattendu puisqu’elles sont nĂ©es en France, avec des origines tunisiennes et une culture qui englobe la MĂ©diterranĂ©e.
Je ressens qu’elles sont un calque de madame Biolchini, que je le suis aussi Ă ma manière et que de toute façon, comme le dit la chanson, on est chacun nĂ© quelque part. Les deux sĹ“urs nous parlent de Lyon, de la Croix-Rousse et des canuts.
Le hasard veut que leur mère est keffoise et leur quartier tunisois, Dubosville. Nous refaisons ensemble une anamnèse entre Sicile, France, Italie et Tunisie puis finissons par reprendre nos chemins respectifs.
Je raccompagne madame Biolchini puis m’installe pour Ă©crire cette page de journal avec l’impression tenace que je viens de passer l’après-midi dans le Tunis de mon enfance, dans les mĂ©andres humains de mon pays et ses textures plurielles toujours vivantes, capables de resurgir Ă chaque instant et portant cette Ă©tincelle inaliĂ©nable qui nous fonde siamois, dans notre diversitĂ© tunisienne.