Rached Ghannouchi et ses colistiers ont toujours invoqué la réussite de l’islamisme turc pour donner à leur projet politique crédibilité et faisabilité. Lors de la campagne électorale de l’Assemblée Constituante, le mouvement Ennahdha s’est beaucoup servi de l’exemple de l’AKP turc pour contrer ses adversaires et dissiper l’épouvantail de la peur qu’on agite à son égard.
Il est vrai qu’il existe des similitudes entre l’AKP et le parti Ennahdha. Tous les deux ont tendance à tirer leurs légitimités de l’oppression qu’ils ont durement subie. Comme Recep Teyep Erdogan, les militants nahdhaouis ont connu les affres de la prison. Une fois au pouvoir, le risque de se transformer en oppresseurs est, hélas, bien réel. C’est le reproche qui a été fait à l’AKP durant les premières années de son règne. Même son de cloche qu’on entend en Tunisie depuis quelques semaines. De même que le gouvernement islamiste turc qui se veut modéré, a quelque peu affaibli l’opposition, de même la troïka, aujourd’hui aux commandes, semble suivre une identique attitude. Le conflit qui a opposé récemment le gouvernement à l’opposition au sein de l’Assemblée nationale constituante corrobore cette tendance. Dans la séance de discussion avec le gouvernement Jebali, les constituants opposants ont crié au scandale au motif de la minute qui leur est accordée. Jugé dérisoire, ce temps imparti les a poussés à quitter l’hémicycle au grand regret de Meherzia Laâbidi, la vice-présidente de l’ANC. L’attitude de la majorité ne fait ainsi qu’étayer la tendance aux atteintes aux libertés et particulièrement celle de la presse devenue, manifestement, la cible du pouvoir. L’hypothétique fermeture des bars, mais aussi la prise de position de Sahbi Atig, partisan de la chariaâ comme source de la Constitution ont eu pour effet d’exacerber les inquiétudes de beaucoup de Tunisiens déjà ébranlés par les propos controversés de Sadok Chourou sur les éventuelles sanctions réservées aux grévistes et sit-ineurs accusés d’entraver l’action du gouvernement.
Pourquoi faut-il invoquer le complot chaque fois que le gouvernement fait l’objet de critiques ? C’est un peu le discours que l’on entend ces jours-ci de la part de quelques ministres comme celui des transports, ou conseillers du premier ministre, Lotfi Zitoun. Auparavant, Hamadi Jebali, le chef du gouvernement provisoire, n’a pas hésité à pointer du doigt les anciens rcdistes qui seraient derrière la grande manifestation samedi 25 février à la place Mohammed Ali, en guise de soutien à l’UGTT, cible des militants nahdhaouis après la grève des éboueurs. À l’évidence, ce type de réplique ne saurait être fécond et résorber le mécontentement.
Quoi qu’il en soit, si rĂ©ellement le parti de Rached Ghannouchi entend s’aligner sur le modèle de l’AKP, tout en tenant compte de la rĂ©alitĂ© du pays, si l’islamisme turc doit beaucoup aux idĂ©es du fondateur d’Ennahdha, comme ce dernier veut le faire croire, il faudra alors clarifier le projet social, politique et culturel d’Ennahdha et procĂ©der Ă un rĂ©ajustement des positions afin que toute ambigĂĽitĂ© soit levĂ©e. Certes, la dĂ©mocratie exige un âpre apprentissage et implique des maladresses au grĂ© desquelles le tir peut ĂŞtre rectifiĂ©, mais en mĂŞme temps le gouvernement se doit de donner des signaux forts quant Ă son ancrage dans les valeurs de la dĂ©mocratie, sans jamais perdre de vue les objectifs de la RĂ©volution : dignitĂ©, Ă©galitĂ© et libertĂ©. Parallèlement, l’opposition se doit, de son cĂ´tĂ©, d’assouplir ses positions et rĂ©viser Ă la baisse ses critiques exigeantes d’autant qu’il est difficile d’évaluer l’action gouvernementale au bout de deux voire trois mois. C’est Ă la faveur de ces concessions consenties mutuellement que l’on peut Ă©dulcorer les polarisations exacerbĂ©es, et instaurer un climat de sĂ©rĂ©nitĂ© sociale, condition sine qua non de la relance Ă©conomique. On saura bientĂ´t si la visite annoncĂ©e pour aujourd’hui du prĂ©sident de la RĂ©publique de Turquie Abdullah GĂĽl parviendrait Ă inflĂ©chir la ligne directrice du gouvernement.