La projection du film « Red Path / Les Enfants Rouges », réalisé par Lotfi Achour et coproduit par Anissa Daoud, a marqué la soirée d’hier au Festival International du Film de la Mer Rouge (RSIFF). En compétition officielle, ce long-métrage était présenté pour la première fois dans la région MENA. Après avoir été sélectionné dans plusieurs festivals prestigieux, notamment Locarno, il a également remporté le prix du public au Festival de Vancouver. Cette reconnaissance internationale atteste de l’importance de ce film, qui revisite une tragédie profondément ancrée dans la mémoire collective tunisienne.
Une œuvre inspirée d’un drame réel
Avant la projection, Lotfi Achour a pris la parole pour rappeler que son film s’inspirait d’un événement tragique survenu en Tunisie en 2015. Dès les premières scènes, où l’on découvre deux adolescents jouant dans une montagne verdoyante, les souvenirs affluent et l’effroi s’installe. Ces images évoquent avec une force viscérale l’assassinat de Mabrouk Soltani, un jeune berger décapité par des terroristes au mont Mghila. Ce crime avait horrifié la Tunisie, notamment en raison des détails macabres qui l’entouraient : la tête du jeune garçon, envoyée dans un sac plastique à sa famille, fut conservée dans un réfrigérateur pendant deux jours. La diffusion de ces images par les médias et leur viralité sur les réseaux sociaux avaient amplifié l’onde de choc nationale.
Les Enfants Rouges ne se contente pas de relater ce drame : il en fait une réflexion sur le traumatisme, la mémoire collective, et les dysfonctionnements politiques qui ont exacerbé cette tragédie.
Une ouverture poétique et trompeuse
Le film s’ouvre sur des paysages de montagne d’une beauté à couper le souffle. La caméra de Lotfi Achour capte la majesté brute des lieux, à la fois envoûtants et menaçants. Les premiers plans, baignant dans une lumière naturelle, posent un décor où la nature est omniprésente. Mais cette nature, aussi sublime soit-elle, recèle une dureté implacable : les montagnes sont parsemées de mines, et leur isolement en fait un terrain propice à l’horreur.
Dans cet environnement, les jeunes bergers Ashraf et Nizar apparaissent comme des figures d’innocence. Leurs rires insouciants, leurs courses dans les collines et leur communion avec la nature instaurent un contraste saisissant avec la menace invisible qui plane. La poésie de ces scènes initiales est teintée d’une tension subtile, annonciatrice du basculement imminent dans l’horreur.
La brutalité de la tragédie
Le basculement est soudain. L’insouciance des deux adolescents est violemment interrompue par une attaque. Les assaillants ne sont pas montrés à l’écran, mais leur présence est ressentie dans toute sa violence. La caméra se focalise sur le jeune Achraf, qui va découvrir l’horreur de la tête de Nizar, tranchée hors champ. Cette tête est brièvement montrée, posée sur le sol, dans un moment de choc délibéré.
Lors de la discussion qui a suivi la projection, le réalisateur a expliqué ce choix artistique. Montrer ou ne pas montrer cette tête a été un débat central lors du tournage. Finalement, Lotfi Achour a décidé qu’il était essentiel de la montrer une fois, afin que cette image s’imprime dans l’esprit du spectateur. Une fois la tête placée dans un sac plastique, elle n’apparaît plus directement à l’écran, mais reste présente dans chaque scène où le sac est visible. Ce choix subtil amplifie l’horreur, la rendant à la fois omniprésente et insoutenable.
Le voyage initiatique d’Ashraf
À partir de cet instant, le récit se concentre sur Ashraf, cousin de Nizar, chargé de ramener la tête de son cousin à sa famille. Ce voyage est à la fois un acte de survie et une confrontation avec l’horreur. Traumatisé par ce qu’il vient de vivre, Ashraf trouve refuge dans son imagination, un mécanisme de défense que le film explore avec une grande sensibilité.
Lotfi Achour mêle habilement réalisme et onirisme. Les scènes où Ashraf revisite ses souvenirs ou recrée des scénarios imaginaires offrent au spectateur des moments d’évasion visuelle, qui contrastent avec la brutalité de la réalité. Ces échappées poétiques soulignent l’importance de l’imaginaire dans le processus de résilience face au traumatisme.
Malgré les efforts d’Ashraf pour échapper à la réalité, il doit accomplir sa mission : ramener la tête de Nizar à sa famille. Ce parcours, semé d’embûches, le pousse à affronter l’indicible. Les séquences où il arrive chez lui, confronté au désespoir de ses proches, sont parmi les plus poignantes du film. La mère de Nizar, brisée par le chagrin, réclame le corps entier de son fils pour lui offrir des rites mortuaires et une sépulture dignes.
Une critique acerbe de l’indifférence institutionnelle
Les Enfants Rouges ne se limite pas à raconter une histoire personnelle : il s’érige en œuvre politique. La passivité des autorités face à ce crime odieux est un thème central. Pendant deux jours, aucune intervention des forces de l’ordre n’a eu lieu. Ce sont les membres de la famille qui ont dû se rendre eux-mêmes dans la montagne pour récupérer le corps abandonné de Nizar. Ce n’est qu’après la diffusion de la vidéo par les terroristes et l’intérêt des médias que les autorités ont daigné réagir.
Lotfi Achour dénonce cette indifférence institutionnelle, tout en mettant en lumière l’abandon des zones marginalisées. Les communautés vivant dans ces régions sont prises en étau entre la menace terroriste et l’inaction de l’État. Ce constat donne au film une portée universelle, interrogeant le rôle de l’État face à ses citoyens les plus vulnérables.
Des performances bouleversantes
Le choix d’un casting composé de non-professionnels est l’un des points forts du film. Ali Hleli (Ashraf), Yassine Samouni (Nizar) et Wided Dabebi (Rahma) incarnent leurs rôles avec une sincérité désarmante. Lotfi Achour a révélé que ces jeunes acteurs avaient été sélectionnés après des mois d’ateliers de formation et de casting. Ali Hleli, en particulier, a impressionné par sa compréhension instinctive du personnage d’Ashraf.
Le réalisateur a insisté sur l’importance de choisir des acteurs issus du même milieu que Mabrouk Soltani, afin de renforcer l’authenticité du film. Ali Hleli, un adolescent de la campagne, a livré une performance remarquable, rendant justice à la complexité émotionnelle de son rôle.
Un tournage exigeant et immersif
Initialement, Lotfi Achour souhaitait tourner dans le village même de la famille Soltani. Cependant, l’absence d’infrastructures dans cette région a rendu ce projet impossible. Le tournage s’est donc déroulé à El Kef, dont les paysages montagneux rappellent ceux du mont Mghila.
Malgré ces contraintes, l’équipe de production, composée de 120 personnes, a relevé le défi de recréer l’atmosphère authentique de la tragédie. Les producteurs ont soutenu le réalisateur dans ses choix, lui permettant de s’éloigner de Tunis pour filmer dans un environnement plus réaliste.
Un cri contre l’oubli
Avec Les Enfants Rouges, Lotfi Achour signe une œuvre mémorielle et engagée. En mettant en lumière des détails authentiques — la tête conservée dans un réfrigérateur, l’inaction des autorités, ou encore le rôle des réseaux sociaux dans la médiatisation du crime —, il rappelle l’importance de ne pas détourner le regard.
A l’issue de la projection, l’équipe a brandi une banderole en soutien aux enfants de Gaza, soulignant les parallèles entre les atrocités vécues par Mabrouk Soltani et celles subies par d’autres enfants innocents à travers le monde.
Dans quelques jours, Les Enfants Rouges sera présenté en compétition officielle aux Journées Cinématographiques de Carthage.
Neïla Driss