Les Espagnols de Djebel Chaambi

Les Espagnols de Djebel Chaambi
Chroniques
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Notre chronique revient aujourd'hui sur une époque relativement proche où Djebel Chaambi était une colonie de républicains espagnols. En mars 1939, c’est un épisode peu connu de notre histoire, la Tunisie avait accueilli plus de 4000 Espagnols venus dans les bateaux de la flotte républicaine et débarqués à Bizerte. C'était l'époque de la "Retirada", l'exode de ceux qui fuyaient Franco et dont certains s'installeront en Afrique du nord, surtout à Oran en Algérie mais aussi dans certaines régions de Tunisie. L’universitaire Béchir Yazidi, ayant travaillé sur cette période, nous permet de retrouver la trace de ces exilés espagnols au Djebel Chaambi. Douze bateaux de guerre de cette flotte apparurent au large de Bizerte le 7 mars 1939. Aux côtés des militaires, plusieurs civils, surtout des femmes et des enfants, étaient à bord de ces bateaux. Ces marins et leurs compagnons d’infortune furent alors transférés dans les parages de Maknassy, près de la mine, alors désaffectée de Mehri Jabbés.

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Ce voyage de Bizerte vers le centre-ouest de la Tunisie fut effectué en train. De nombreuses rotations eurent lieu entre le 10 et le 15 mars pour transporter ces réfugiés, essentiellement des victimes de la chute de la Catalogne, exilés à la fin de la République espagnole. Durant leur accueil à Bizerte et pendant leur voyage vers Maknassy, les réfugiés espagnols furent confinés, interdits de contact avec la population autochtone. Rapidement, ils furent structurés au sein de compagnies de travailleurs étrangers. Les uns restèrent dans les environs de Maknassy, d’autres furent installés à Kasserine. Ceux qui étaient considérés comme des têtes brûlées, des cas plus ardus à gérer, furent affectés au sein d’une section spéciale et envoyés à Gabès pour y construire une ligne de chemin de fer dans les parages de la Ligne de Mareth. De fait, la vie de ces Espagnols était militarisée et leurs compagnies très hiérarchisées. Dans de rares cas seulement, certains éléments avaient été autorisés à travailler sur le marché local. Sur un autre plan, nombreux parmi eux seront ceux qui obtiendront leur rapatriement. Sur les 4100 arrivants, près de la moitié retourneront en Espagne, mais plusieurs finiront par s’installer en Tunisie.C’est ainsi qu’en septembre 1940 une partie de ces réfugiés espagnols fut employée dans les forêts du Djebel Chaambi. Ils devaient exploiter le bois de la forêt pour fournir les mines de la région de Gafsa, notamment celle de Mdhilla, en poutres de soutènement. Auparavant, plusieurs réfugiés espagnols avaient pu échapper à l’enfer des camps grâce à leurs capacités professionnelles. Ils purent ainsi être employés sur le marché local et formèrent de petites colonies de travailleurs essentiellement à Tunis, mais aussi au Cap-Bon. Certains de ces travailleurs se regroupèrent à Kasserine et constituèrent une colonie agricole nommée « Chaambi ». Dès leur arrivée en Tunisie, ces anti-franquistes attendaient soit de s’installer soit de rentrer au pays lorsque les conditions politiques changeraient. Ceux installés à Kasserine furent utilisés par le Protectorat français pour mettre en valeur la région de Kasserine. C’est en ce sens qu’on leur proposa de se prendre en charge, créer un projet et faire en sorte que leurs familles puissent un jour les rejoindre en terre tunisienne. Une cinquantaine d’hommes furent choisis, pour leurs compétences d’agriculteurs afin de se lancer dans l’aventure et on les installa à Kasserine dès le mois de mai 1939. Selon les archives françaises, neuf hectares de terres furent défrichés et exploités. La première récolte de légumes en août 1939 fut de soixante tonnes. Malheureusement, le début de la guerre allait ralentir l’essor du projet puis, soudain, lui donner de nouvelles couleurs. En effet, les Espagnols qui étaient restés dans la région de Maknassy allaient rejoindre leurs compatriotes à Kasserine. Des crédits allaient être mobilisés pour créer un village espagnol dans la région de Kasserine. Une coopérative agricole allait voir le jour et faire l’acquisition de 100 hectares de terres arables. Un millier d’hommes allaient s’installer dans un véritable village espagnol avec sa ferme, ses pavillons et son dispensaire. En peu de temps, la colonie de Chaambi devint le plus important producteur de légumes de la région et la petite communauté espagnole se scinda en deux groupes distincts. Les uns resteront à la colonie agricole de Chaambi et les autres s’installeront dans le camp espagnol de Kasserine. A partir de ce noyau kasserinois, les Espagnols allaient essaimer dans toutes les régions du pays, surtout après mai 1942 et la fin de la guerre en Tunisie. Comme déjà mentionné, certains exploiteront le bois du Djebel Chaambi pour les mines de Gafsa et sa région. D’autres iront au Cap-Bon, au Kef ou au Krib travailler dans les mines de Sidi Amor ou Fej Lahdoum. Certains iront à Tunis, Bizerte, Mateur ou Kélibia où ils s’établirent dans le commerce ou l’agriculture. Certains autres, restés dans les arsenaux de Bizerte et Ferryville, rejoindront les deux petites colonies de Kasserine. L’universitaire tunisien Béchir Yazidi a réalisé une enquête de terrain pour retrouver la trace des Espagnols de Kasserine. Ses recherches lui ont permis de constater que la population locale a gardé la mémoire de la ferme agricole espagnole du Chaambi et de l’exploitation du bois de la forêt. On raconte encore qu’à leur arrivée, les réfugiés durent habiter des grottes à proximité de Oued Edarb, en attendant que leurs logements soient construits. Les vieux de Kasserine se souviennent aussi des périmètres irrigués qui furent mis en valeur et donnèrent sa prospérité à la colonie du Chaambi. Certains évoquent même les élevages de chèvres, de vaches et de porcs. Plus tard, selon Yazidi, la ferme est devenue une exploitation pilote attachée à une école d’agriculture. Un lieu-dit désigné sous l’appellation « l’Usina » continue aujourd’hui encore à évoquer cette colonie espagnole. Dans le temps, on y fabriquait des conduites d’irrigation en ciment pour les besoins de la colonie espagnole. De nos jours, c’est le ministère de l’Agriculture qui a repris les lieux que la mémoire populaire continue à nommer « Usina » (usine).

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Les Espagnols sont presque tous partis à l’orée de l’indépendance tunisienne. Quelques uns sont restés à Kasserine jusqu’à la retraite, d’autres sont restés en Tunisie. Leurs enfants et leurs descendants vivent encore parmi nous, certains sont naturalisés Tunisiens et font partie intégrante de la diversité tunisienne. Puisse leur exemple nous convaincre que l’actualité macabre qui a entouré Djebel Chaambi, ces dernières années, n’est pas une fatalité et que ces lieux augustes ont connu d’autres temps. Puisse aussi l’exemple de ces familles courageuses, qui nous rappellent les Andalous de Testour et d’ailleurs, nous affirmer qu’à cœur vaillant, rien d’impossible et que les vallées de Kasserine restent des terres fertiles qui n’attendent que les nouvelles générations pour reverdir. Puisse enfin cet exemple du Chaambi espagnol refléter l’extraordinaire brassage toujours à l’œuvre dans notre pays grâce aux couples mixtes, aux migrants et aux multiples héritages humains qui font de la Tunisie une terre de rencontres qui ne saurait oublier sa vocation.



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