Chronique de Hatem Bourial | Noces d’or avec mes bouquins

Chronique de Hatem Bourial | Noces d’or avec mes bouquins
Tunis-Hebdo
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Nous avons commencé à lire très jeunes. Les premiers livres que notre génération a eus entre les mains allaient du cahier de coloriage aux histoires illustrées racontées en huit pages et très peu de textes. Ces petits livres étaient le premier pas sur le chemin d’initiés qui découvriront ensuite la bande dessinée et les livres de bibliothèque. A l’époque, il fallait dire clairement « livres de bibliothèque », comme si nous devions distinguer ces ouvrages d’autres imprimés qui, du coup, seraient moins précieux. Ces livres étaient nos trésors. Nous sommes des centaines à les avoir jalousement gardés, couvés, lus et relus. En les feuilletant, nous allions à la rencontre de héros en papier qui finissaient par prendre une consistance réelle. Que de livres ! Ainsi, chacun se souvient des volumes cartonnés de la Bibliothèque Rose. Surtout ceux signés Enid Blyton. Ces histoires du club des cinq étaient véritablement passionnantes. Le lecteur – fillette ou garçon – se retrouvait dans la peau d’un détective et participait dans le dénouement des fils d’une enquête policière. Les petits lecteurs dévoraient ces histoires et, au bout de quelques années, passaient à la Bibliothèque Verte. On y retrouvait Le Clan des sept avec la même Enid Blyton et aussi d’autres aventures, plus riches et complexes. En fait, l’apprentissage de la littérature commençait avec cette Bibliothèque Verte et avec d’autres collections écrites en « français facile ». Nous avons tous gardé la mémoire de ces fascicules qui, en mille mots, vous mettaient dans l’ambiance des grandes œuvres. C’est de la sorte que nous avons découvert des œuvres comme Les Misérables, les Mille et Une nuits ou encore certains romans de Jules Verne. Ces livres étaient faciles à lire et vous projetaient dans la grande littérature. Ils sont restés très longtemps en vogue et avaient leurs inconditionnels, y compris parmi les professeurs. En ces années soixante, point de Harry Potter ou d’enfants virtuoses, les découvertes se faisaient autrement et l’on se forgeait un mental en lisant des ouvrages comme « Robinson Crusoé », « La Guerre du feu », « Sans Famille » ou « Le Tour du monde en 80 jours ». La science-fiction, c’était bon pour la bande dessinée et on pouvait rêver tout son soûl en lisant les aventures de Guy l’Eclair ou Galax. Ce sont plutôt les Sophie, Gribouille, Dourakine et consorts qui occupaient le haut de l’affiche. Ces personnages sortis de l’imaginaire moralisant de la Comtesse de Ségur avaient le don de vous culpabiliser. Les livres de la comtesse étaient à l’image de leçons de morale perpétuelles. Publiés dans de belles collections, ils étaient très visibles chez les libraires et incontournables pour les cadeaux scolaires. Certains d’entre nous se souviennent probablement d’une collection de très petit format qui a eu de belles années. Ces livres d’une dizaine de centimètres présentaient quelques aventures de cape et d’épée comme par exemple « Les Trois mousquetaires » ou « Le Capitaine Fracasse ». D’autres collections comme « Spirale » ou « Rouge et Or » étaient tout aussi attrayantes, avec des histoires hors du commun. Parfois, de vieilles éditions à couverture unie circulaient encore. Nous avons été nombreux à lire ces livres parus dans les années quarante-cinquante. Ils étaient juste un peu fanés et représentaient les fleurons éditoriaux de la génération précédente. Ces livres, j’en ai beaucoup achetés chez les bouquinistes car ils proposaient (pour moins cher) les titres les plus recherchés. Ensuite, le livre de poche viendra mettre tout le monde d’accord grâce à ses petits prix et la qualité des œuvres. Mais ça c’est une autre histoire !

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Pour ceux de ma génération, le lieu le plus emblématique lorsqu’il s’agissait de livres avait pour nom la STD, acronyme de Société tunisienne de Diffusion. La librairie de la STD se trouvait à l’avenue de Carthage, là où un vide béant prend aujourd’hui la forme d’un terrain vague. Cette librairie moderne avait été édifiée sur l’emplacement de l’ancien cinéma Nunez, l’une des premières salles de la capitale. Avec ses deux grandes salles dont l’une à l’étage, la STD était incontestablement le temple du livre. La perte de cette librairie a été un coup dur qui remonte au milieu des années 1980 lors des premières disparitions des fleurons du service public. Ensuite, la débandade s’est poursuivie avec la disparition progressive des cinémas et des librairies, signe qu’une époque était en train de s’achever. D’ailleurs, cette rive sud de l’avenue Bourguiba allait commencer sa descente aux enfers et perdre son prestige pour devenir le nid de délinquance qu’elle est aujourd’hui. Quant aux libraires, ils seront nombreux à mettre la clé sous la porte. De Tournier au Mercure, de Saliba à Publicia, tout le monde pliait bagage et de rares enseignes garderont le cap. Ces fermetures en cascade allaient faire le bonheur des bouquinistes dans leur grande diversité. En effet, ils allaient récupérer des tonnes de livres à bas prix et constituer d’impressionnantes réserves. En ce temps, la rue Zarkoun regorgeait de livres. On y revendait des milliers d’ouvrages de diverses provenances. En effet, les bibliothèques des églises fermaient leurs portes et beaucoup de livres étaient déclassés. De même, beaucoup de familles quittaient la Tunisie pour la France ou l’Italie et abandonnaient leurs livres et leurs disques. Si des bouquinistes improvisés ont vécu de ce commerce à la rue Zarkoun, les professionnels ont mieux profité de l’aubaine et pu canaliser beaucoup de lecteurs vers leurs boutiques. Avec le temps, certains ouvrages ont même pris de la valeur et se négocient à des prix fort élevés. Signe des temps, des librairies tournées vers la bibliophilie ouvrent désormais leurs portes et proposent des livres anciens, notamment à propos de la Tunisie. Quant aux bouquinistes, ils ont fini par être rattrapés par la crise du livre et l’extension de la ville. Cantonnés à Tunis, précisément à la rue d’Angleterre, ils ont vu émerger un nouveau pôle bouquins à la rue des Tanneurs et subissent aussi la création dans les nouveaux quartiers de nouvelles initiatives, comme à El Manar. Repliés sur leur pré carré, ils souffrent aussi de la désaffection pour le centre-ville. Parfois, le relais entre père et fils n’a pas été pris. D’autres fois, ce sont les grandes tendances des lecteurs qui ont profondément changé. Ainsi va la vie, avec ses modes et ses frénésies qui changent…

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Il restera toujours des livres par centaines et des instants de grâce lorsqu’on franchit le seuil d’une librairie. Malgré la création d’une FNAC, Tunis ne parvient pas à s’aligner sur le présent en termes de librairies. Bien sûr, çà et là, quelques initiatives résistent mais c’est la morosité qui domine. Aujourd’hui, il n’existe à Tunis ni une bonne librairie de langue arabe ni une bonne librairie de langue française. Pour fréquenter assidument les librairies Gibert Jeune à Paris, je peux écrire sans risque de me tromper qu’il n’existe, chez nous, aucune librairie du calibre de ce bouquiniste. La meilleure de nos librairies ne peut même pas rivaliser avec un libraire généraliste dans une ville universitaire française. A Montpellier par exemple, la librairie la plus centrale se déploie sur plusieurs niveaux et on y trouve tout. Dramatiquement, notre réseau de lecture publique tourne à vide, avec des centaines de bibliothèques détournées de leur fonction première et ne disposant pas de fonds compétitifs. En effet, les achats sont rares et les rayons sont vides. Parfois, les livres proposés aux lecteurs n’ont pas changé depuis quarante ans et plus ! Je peux d’autant plus en témoigner que je suis un de ces rats de bibliothèques, qui ont passé l’essentiel de leur vie entre les feuilles des livres. Enfant, j’allais à la bibliothèque municipale de Bab Aleoua qui, très symboliquement, accueille maintenant les services de voirie. Plus tard, j’empruntais mes livres à la Bibliothèque de la rue de Russie et, comme j’étais insatiable, j’étais aussi abonné à la Bibliothèque d’El Gorjani, au Club Tahar Haddad et à la Médiathèque française. J’aime être entouré de livres, j’adore quand ça déborde dans tous les sens, je suis fou de joie lorsque ma table de chevet est saturée. A mon âge, j’ai déjà dépassé le seuil des noces d’or avec mes bouquins que je compte par milliers. Et parmi ces livres, il en est quelques-uns qui viennent tout droit des années soixante, encore imbibés des émotions de la jeunesse et de la fièvre de lire. Parfois, je les feuillette pour cueillir quelques grappes de nostalgie. Les retrouver et les relire sont des manières d’épancher la solitude ou conjurer le temps qui s’écoule. Ces livres dont nous avons tous été nourris restent de fidèles compagnons et les entrouvrir dégage souvent l’horizon. On n’est jamais seul dans une bibliothèque !

Hatem Bourial Tunis-Hebdo du 17/06/2019




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