Chronique de Hatem Bourial | La Porte de la Mer

Chronique de Hatem Bourial | La Porte de la Mer
Tunis-Hebdo
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Toutes nos vies, cette porte nous a croisés. Où que l’on soit au centre-ville, c’était Bab Bhar, autrement dit la Porte de la Mer. Je crois que l’usage s’est perdu au fil des ans mais, plus jeunes, nous allions à Bab Bhar et cela signifiait le centre-ville. Ceux de ma génération se souviennent probablement de cet usage. En tout cas, je suis certain qu’ils se souviennent, que pour aller de ce côté de la ville, il fallait être astiqué et bien fringué. Bab Bhar, c’était déjà l’Europe et il fallait dignement représenter sa communauté. Cela valait d’ailleurs pour tout le monde à l’époque où la plus longue des promenades vous menait de la Porte de France –le deuxième nom de Bab Bhar – jusqu’à Madagascar, c’est-à-dire au port de Tunis. Cette promenade, j’ai dû la faire des centaines de fois. Son souvenir évoque en moi deux ou trois choses que je voudrais partager avec vous. Pour arriver à Madagascar, il fallait aller au-delà du terminus du TGM, dans une partie de la ville où n’existaient que de rares cafés. Dans les années soixante, je me souviens très précisément d’un marchand de pain tabouna qui plantait son couffin dans ces parages. Nous lui achetions un pain et un cornet d’olives noires pour 25 millimes puis cap sur le port. Les berges étaient alors pleines de monde et l’une des attractions les plus prisées n’était autre que le tour en barque. Des pêcheurs vous proposaient ainsi de vous emmener pour une balade dans le canal. Une centaine de millimes et le tour était joué. Il fallait toutefois de l’agilité pour embarquer puis, en quelques coups de rame, on allait vers le milieu du chenal dans une illusion de voyage. Les pêcheurs à la ligne étaient très nombreux sur les berges. En général, ils prenaient discrètement un apéritif et bavardaient le bout de gras. Ils étaient régulièrement abordés par les marchands ambulants qui vendaient de tout. La trémoline ne manquait jamais et ils étaient des dizaines à en proposer aux pêcheurs. A peine dépassée la gare du TGM, les marchands de trémoline proposaient des vers disposés dans des feuilles et vendus à un prix modique aux pêcheurs. Ces derniers attendaient tranquillement leurs prises. Et leur hantise avait pour nom les baigneurs. Dans mon souvenir, il était interdit de nager dans le chenal mais cela n’empêchait pas quelques grands gamins de plonger comme des fous, au risque de heurter de grosses pierres. Ils étaient régulièrement rabroués mais cela ne les empêchait pas de poursuivre leur manège. Il faut dire que l’ambiance était plutôt bon enfant. On parlait foot bien entendu mais on se laissait surtout bercer par la brise et l’écho du large. En ce temps, le port avait déjà été transféré à La Goulette mais les plus anciens ne manquaient jamais une occasion d’évoquer le « Ville d’Alger » et ces immenses bateaux qui arrivaient jusqu’à Tunis, suscitant de petites inondations à la Petite Sicile. Comme ce quartier n’était pas très éloigné, les petits Italiens étaient nombreux. Ils accompagnaient leurs parents qui venaient taquiner le mulet ou simplement en pique-nique. Ces familles entières m’ont laissé bien des souvenirs puisque souvent, trois générations arrivaient ensemble. La « nonna » et la « tsia » (la grand-mère et la tante) étaient toujours ensemble et vêtues de noir. La marmaille suivait les parents, chargés de couffins, et tout le monde s’installait sous un parasol pour la journée. Ces équipées étaient l’un de nos rituels tunisois. Et il fallait voir les gamins frétiller d’impatience quand ils devaient y aller ! Bab Bhar, c’était une promesse de grand large et c’est vrai, que cette porte ouvre bel et bien sur la mer. Pourquoi je vous raconte cela ? Simplement pour dire et souligner que ceux de mon âge ont grandi dans un port. C’est vrai qu’il y avait un club nautique et plusieurs embarcations du côté de Madagascar. La petite histoire raconte que ce quartier porte ce nom à cause d’une dame qui y tenait une baraque. Cette baraque était le rendez-vous des dockers qui se nourrissaient chez madame Gaspard ou peut-être Gasquart. C’est ainsi que la déformation d’un nom a fini par désigner un quartier. Ainsi, à Tunis, le port était dans la ville ou presque. Dans ma mémoire, les pavés de l’avenue des Nations-unis annonçaient le port. Miraculeusement, ces pavés sont toujours là et il m’arrive d’aller jeter un coup d’œil pour me remémorer le bon vieux temps. C’est qu’à l’époque, Tunis était recouvert de pavés. Sur l’avenue, à la rue de Rome et un peu partout, ces pavés étaient l’apanage des chaussées. Avec le temps, ils ont été enterrés sous le bitume. Mais je suis certain que vous vous en souvenez. Résumons. Evoquer Madagascar revient à remuer quelques souvenirs d’olives noires, de pain tabouna, de barques et de pêcheurs sans oublier les pavés. J’allais oublier l’essentiel : la brise et cette fraîcheur particulière du quartier du port. Parfois, en plein soleil, il nous arrivait de pousser nos explorations jusqu’au bac, pour admirer les navettes entre les deux rives. Ces virées sont l’un de mes souvenirs les plus lumineux. Pour voyager, nous prenions le bac et cette traversée virtuelle de quelques minutes valait son pesant d’or. Debout entre les voitures, nous rêvions à de grandes explorations et le petit bateau se transformait en vaisseau pirate. A bâbord ou à tribord, les gosses déambulaient de la poupe à la proue. Ces rêves de hunes et de vigies nous projetaient dans l’univers des péplums, avec leurs galériens qui souquaient ferme au rythme des tambours. A l’époque, tout le monde avait lu « L’île au trésor » et savait distinguer entre pirates, corsaires et flibustiers. Du coup, nous passions la journée en bateau, à faire la navette d’une rive à l’autre, menant des combats et des conquêtes imaginaires. Au crépuscule, le TGM nous ramenait puis nos pas poussaient jusqu’à Bab Bhar et nos quartiers. Depuis le pont, ce bac a disparu. Une station du TGM perpétue la mémoire de cette navette qui existait déjà à l’époque romaine. Le plus drôle, c’est que la ville de Radès tire son nom d’un bac antique qui reliait ces deux rives. En effet, le nom antique de Radès, c’est Maxula et le nom latin du bac, c’est « rates ». On disait alors Maxula per Rates pour dire Maxula pour les bacs. Le terme « rates » est par exemple à l’origine du mot « radeau ». La disparition du bac a changé quelque chose de profond à Tunis . Le pont a rapproché les deux rives et en même temps a aboli un mode de vie. Car ce bac grouillait de vie et de marchands ambulants. Celui dont je me souviens vendait des cacahuètes dans leur coquille. J’ai toujours eu l’impression que c’était le même gars qui, le dimanche au stade, lançait son tonitruant « Cacahuètes » à l’intention des galeries. Il y avait aussi les marchands d’eau, de nougat ou de pizza et caldi présentés dans leurs boîtes en fer blanc. Sur le bac, on vous abordait aussi pour vous vendre du poisson, des lunettes de soleil ou des grains de tournesol. C’était comme un souk des deux rives qui réunissait tous les camelots de la ville. Et comme le passage était gratuit, personne n’y trouvait rien à redire. Bien sûr, traverser par le bac en voiture avait d’autres saveurs ! Mais traîner en faisant la navette avait aussi son kif et nous ne nous en privions pas…

***

Bab Bhar mène à tout ! Cette porte est l’un des symboles de Tunis. Je l’ai traversée des milliers de fois, admiré ses grosses pierres taillées, les battants de sa porte monumentale et chacun des détails qui font sa légende. A Bab Bhar, la ville bascule d’un côté ou de l’autre : comme à pile ou face, en un seul pas, on pouvait rejoindre l’Occident ou retrouver l’Orient. J’ai toujours pris un malin plaisir à faire ce pas qui vous mène, dans un sens ou dans l’autre, vers l’un des deux versants historiques de Tunis. Car notre ville est siamoise, formée de deux entités que relie (ou sépare) cette porte. Cette frontière invisible au cœur de la ville a d’ailleurs toujours été mouvante. De fait, toutes les communautés tunisiennes ont vécu intra-muros, protégées par les remparts de la médina et ses faubourgs. Maltais et Siciliens avaient leurs quartiers, là où se sont installés les Européens depuis le dix-septième siècle. Cela démontre que Tunis a toujours été un melting pot de toutes les Méditerranées. Avec pour symbole Bab Bhar. C’est sur le tard que ce quartier a porté le nom de « Porte de France ». Beaucoup parmi nous continuent à utiliser cette appellation. Certains disent même, par erreur, « Port de France ». Ce nom provient de l’initiative de Léon Roches, un consul français, qui, arguant du déplacement du consulat français hors les murs, obtint que la porte fut rebaptisée ainsi dans l’usage. Bab Bhar reste imperturbable. Cette porte qui ouvre vers le port est essentielle. C’est l’un des marqueurs les plus pertinents de la ville de Tunis. Elle est un seuil, un passage et une perspective. Elle est mémoire de la ville et symbole de notre ouverture sur le monde. Longtemps, elle a résumé la cohabitation des communautés tunisiennes. Comme je vous le disais plus haut, on allait à Bab Bhar et c’est là que se croisaient toutes les différences dans notre unité urbaine. Dommage, aujourd’hui, par mégarde et sans se soucier de la symbolique, cette porte a été transformée en guérite pour des véhicules de police dont elle constitue l’abri. De nos jours, sous la porte, stationnent en permanence des agents en faction qui, barrières à l’appui mais avec le sourire, interdisent de traverser la porte. Drôle de destinée pour un symbole et un lieu de mémoire. Je comprends bien que ces agents ont besoin d’être protégés du soleil ou de la pluie mais je suis certain que d’autres solutions existent, qui permettraient de restituer cette porte aux Tunisois. En tout cas, l’un d’entre eux au moins est privé de sa petite part de rêve et de ses voyages virtuels entre deux mondes siamois…

Hatem Bourial Tunis-Hebdo du 27/05/2019




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