Theodora, Girba et burnous

Theodora, Girba et burnous
Tunis-Hebdo
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L’histoire de Tunisie est riche de très nombreux méandres. Creuset de civilisations, notre pays est en effet à la confluence de plusieurs traditions et cela transparait aussi bien dans la grande que la petite histoire. Prenons un exemple. Plusieurs villes tunisiennes ont porté des noms byzantins qui se sont perdus dans la nuit des temps. Ainsi, Béjà, l’antique Vaga, a pour un temps porté le nom de Theadoria alors que plusieurs cités ont eu le nom de Justinianapolis accolé à leur nom antérieur. Ces toponymes renvoient aux noms de Justinien et Théodore, l’empereur et l’impératrice de cette époque. En ce qui concerne la ville de Sousse, elle a porté plusieurs noms antiques, notamment celui de Hadrametum. Les Byzantins lui ont donné le nom de Sozousa qui signifie « La Sauvée » et serait à l’origine du toponyme Sousse. Toutefois, d’autres sources donnent une origine berbère au toponyme « Soussa ». Les uns le relient au mot « choucha » qui signifie une butte. D’autres l’apparentent à la tribu berbère des Souss dans la région qui porte ce nom au Maroc. De toutes les manières, la ville antique qui a précédé la Perle du Sahel existe depuis la nuit des temps. Il s’agit probablement d’une fondation punique sur un site antérieur. Le nom porté par Sousse à l’époque punique était Hadri mais la ville, a plus tard, porté d’autres noms dont celui de Hunéricopolis au temps des Vandales. Dans ce registre de la toponymie, il existe des milliers d’occurrences. On sait aussi que nos villes ont fréquemment changé de nom. Hammam-Lif se nommait Naro et Maxula était celui de Radès. Cillium fut celui de Kasserine et Sufetula celui de Sbeitla. On peut invoquer des centaines d’exemples qui tous militent dans le même sens et, du nord au sud, témoignent de ces apports historiques différents. Prenons un autre exemple tout à fait différent. Ainsi, la chronique historique a gardé la mémoire d’un arsenal construit à Tunis autour de 695 par Hassen Ibn Nooman. Nommé « Dar Sinaâ », cet arsenal a totalement disparu et se trouvait dans la partie basse de la ville, à l’emplacement de l’actuel magasin général. Cet arsenal sera d’ailleurs reconstruit sous une autre forme au temps des luttes entre Espagnols et Ottomans pour le contrôle de la Méditerranée. L’anecdote qui concerne cet arsenal a trait à ses constructeurs. En effet, un millier de Coptes venus d’Egypte ont été employés sur ce gigantesque chantier. Ces Coptes sont-ils restés ? Sont-ils revenus à Alexandrie ? Que reste-t-il de leur mémoire ? Dans notre histoire, Hassen Ibn Nooman est celui qui a vaincu aussi, bien les Byzantins de Carthage que les Berbères guidés par Kahena. Il a ainsi entre 698 et 702, pris le contrôle du pays et deviendra le gouverneur de l’Ifriqiya de 694 à 705. Ibn Nooman fut l’une des grandes figures de la période des Omeyyades de Damas dont il a été en Tunisie, le « wali » (gouverneur) tout-puissant.

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Nous pouvons multiplier les exemples. Prenons par exemple celui de Djerba. C’est dans le Livre V de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien que l’on trouve la mention de Meninx comme le nom antique de toute l’île de Djerba. Cette appellation est d’ailleurs attestée par de nombreux auteurs antiques comme Polybe, Tite-Live ou Strabon. En ce temps, l’île portait le nom de la ville la plus dynamique qui s’y trouvait. Ce centre urbain nommé Meninx se trouvait dans la région de Borj El Kantara et les fouilles ont permis de reconnaître des thermes, un forum et un amphithéâtre. C’est dans la deuxième moitié du troisième siècle que les choses allaient changer. Ainsi l’Itinéraire maritime d’Antonin nomme l’île Insula Girba alors qu’au cinquième siècle dans sa Cosmographia Julius Honarius utilise aussi ce toponyme de Girba. A ce titre, deux hypothèses ont cours dans les milieux savants, notamment chez Tissot. La cité de Meninx aurait pu changer de nom et adopter celui de Girba. Ou alors, une autre cité de l’île aurait pris les premiers rôles et cette cité aurait eu pour nom Girba. Selon cette hypothèse, l’actuelle Houmt Souk recouvrirait l’antique Girba. Cette dernière aurait pris le pas sur Meninx car elle ouvrait sur le large, alors que l’emplacement de Meninx, quoique plus proche du continent, était plus confiné. Ce serait ainsi le déclin de Meninx et l’essor de Girba qui auraient entraîné le changement de nom de l’île entière. Ce transfert d’appellation serait de la sorte à l’origine du nom actuel de Djerba. Ces changements d’appellation auraient pu donner une toponymie totalement différente dans le pays. Imaginez par exemple que la Medjerda ait gardé son nom ancien de Bagrada. En effet, dans l’Antiquité, le nom Bagrada était celui de la Medjerda. La proximité de ce cours d’eau était très recherchée pour la fondation de cités. Ainsi Utique s’est établie sur le site où la Medjerda se jetait dans la Méditerranée. Ensablé désormais, seule la lagune de Ghar el Melh témoigne encore de ce que fut le golfe d’Utique. A propos du toponyme Medjerda, son origine est inconnue et il existe plusieurs hypothèses, notamment celle selon laquelle la Bagrada antique a évolué vers Bajrada avec lesArabes pour se stabiliser sur Medjerda. Pour plusieurs auteurs antiques, Bagrada serait un toponyme punique qui proviendrait de Breka, un terme signifiant eaux dormantes. Telle est l’origine du toponyme Medjerda qui désigne le plus important des cours d’eau de Tunisie. Qu’en est-il des autres oueds comme Kasseb, Nebhana ou Tessa pour rester dans le nord de la Tunisie ? Nul ne le sait vraiment. Quant à la Medjerda, elle prend sa source non loin de Souk Ahras en Algérie et coule jusqu’au golfe de Tunis. Long de 460 kilomètres, cet oued se déploie essentiellement en Tunisie où il coule sur 350 kilomètres. Ces questions étymologiques sont inépuisables. Prenons par exemple le terme « Aoussou ». Ce mot proviendrait de « Augustus », le nom du mois d’août en latin. Pour d’autres sources, ce mot serait plutôt une corruption de « Océan », autre appellation de Neptune, le dieu de la mer. En ce sens, dans les régions du Sahel, on parle de Baba Aoussou, ce qui, pour cetains anthropologues, pourrait renvoyer à Neptune. Ainsi, les fêtes populaires qui accompagnent l’entrée de Aoussou seraient reliées à l’ancien culte de Neptune, figure tutélaire de plusieurs de nos villes antiques. Avec le passage du temps, la célébration païenne aurait ainsi perdu son sens premier tout en continuant à se transmettre. Cette fête aurait de la sorte des racines très lointaines qui soulignent l’arrivée de la canicule et s’accompagnent de nombreux rituels liés à la mer.

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Les noms de nos villes parlent en latin ! Beaucoup de toponymes tunisiens gardent intactes leurs racines latines. Il suffit de comparer les sonorités pour faire naître des impressions qui laissent rêveur. Dès lors, au fil des noms de lieux, tentons de retrouver un héritage oublié qui nous relie aussi à l’antique Africa. Prenons le nom de Tabarka. Il provient du nom antique de Tabraca dont le port exportait le marbre et le blé. Une légère inversion de Tabraca à Tabarka a été opérée au fil des siècles. Prenons aussi Thibar, ce vaste domaine agricole mis en valeur par les Pères blancs. Ce nom provient de Thibari la romaine dont quelques rares vestiges ont survécu. Nous pourrions multiplier les exemples. Ainsi Tebourba se nommait Tuburbo, Tozeur était l’antique Tusuros, Korba fut Curubis et Teborsouk se nommait Tubursicu Bure. Chemto était l’antique Simithu. Gafsa avait pour nom Capsa, Teboursouk recouvre les ruines de l’antique Tubursicu Bure. Chemto était l’antique Tubernuc, Bouarada fut l’antique Arad alors que la Galite fut la Galatea de Ptolèmée. Les exemples sont légion.On peut penser à Mactaris devenue Makthar. Ou encore Néapolis devenue Nabeul. Laissons la toponymie et penchons-nous sur d’autres exemples comme celui des origines du burnous. En effet, quelles pourraient être les origines de ce terme qui nous semble si familier ? Le mot « burnous » est un nom masculin, entré dans le dictionnaire français en 1851. En fait, le premier usage remonte à 1556 avec l’orthographe « barnusse ». Il y eut ensuite des variations diverses jusqu’au burnous actuel qui, pour le Robert, désigne un grand manteau de laine à capuchon et sans manches que portent les Maghrébins. Essayons le dictionnaire arabe. Paradoxalement, ce dernier nous apprend que notre burnous a des origines étymologiques grecques. En effet, le terme proviendrait de « birros » qui en grec désigne un manteau à capuchon. Toutefois, les Grecs ont nécessairement utilisé ce mot au contact des autochtones qui, en Méditerranée, portaient ce type de manteaux. Les racines profondes du terme seraient alors d’origine amazigh. Le terme « burnous » qui aura débouché sur le grec « birros » donnera également le latin « burra » qui désigne aussi un manteau de laine. Ce terme latin de « burra » qui trouve fort probablement son origine dans burnous a donné « bure » en français. La bure désigne une grossière étoffe de laine brune et, par extension, le vêtement de cette étoffe. On parlera de la bure des moines ou celle des Capucins. Plus surprenant, c’est le mot bure qui est à l’origine de celui de bureau qui désignait à l’origine une table de travail recouverte de laine. Que de proximités entre burnous et les autres mots ! De quoi donner le vertige et un profond sentiment d’interculturalité. Dans cet ordre d’idées, je voudrais revenir une nouvelle fois sur le terme de « cherch » que nous utilisons dans le dialecte tunisien pour désigner un vent. Ce terme vient directement du latin, précisément du mot « circius » qui est le nom de ce même vent. De même, quand n ous disons « flouss », nous parlons latin sans le savoir. En effet, il est fort probable que ce mot qui signifie « argent » provient du terme « follis ». Ce dernier mot désigne aussi bien une bourse de cuir et son contenu qu’une pièce de monnaie. Que d’occurrences ! Elles peuvent d’ailleurs aussi bien concerner le mot « dinar » qui provient aussi du latin et trouve son origine dans « denarius », une monnaie d’argent qui a donné en français le mot « denier ». Qu’ajouter sinon que les mots ont une histoire et que leur évolution est aussi complexe que passionnante.

Hatem Bourial Tunis-Hebdo du 03/12/2018




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