La déposition de Moncef Bey (2)

La déposition de Moncef Bey (2)
Tunis-Hebdo
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Nous avons commencé, lundi dernier, l’histoire de la déposition de Moncef Bey, telle que relatée par le Maréchal Juin, alors résident général par intérim de France en Tunisie, dans ses « Mémoires » que le général de pacotille Giraud, de sinistre mémoire, avait chargé de cette basse besogne. Voici, donc, la suite des événements : Quand j’en franchis le seuil, elle était plutôt d’un aspect sordide tant à l’extérieur que dans son aménagement intérieur. Si Lamine m’écouta avec prudence et circonspection, hésitant à se prononcer par respect pour le Bey Moncef. Mais c’était tout de même un trône qu’on lui proposait et avec les avantages y afférents que sa propre famille appréciait encore plus que lui-même, et qui se chargea, j’en suis sûr, de faire tomber ses dernières hésitations. Ayant acquis son acceptation et sachant d’autre part que le Bey Moncef ne s’était pas montré, lors d’un premier sondage, franchement hostile au principe de son abdication, encore que sur ce dernier point on m’eût abusé, je décidais de brusquer les choses et sollicitais une audience du souverain en son palais de Carthage. Je m’y rendis un matin à 11 heures, entouré de quelques collaborateurs, mais hélas tous militaires, dont le général Barré au titre de ministre de la Guerre du gouvernement tunisien. J’eusse désiré que M. Binoche au moins, mon secrétaire général, m’y accompagnât mais il me supplia de n’en rien faire pour la raison, me dit-il, qu’au palais il ne comptait que des amis, ce qui était vrai. Je trouvai le Bey Moncef entouré de son premier ministre, M Chenik, et de son fils aîné le prince Hassine (1) et il m’apparut tout de suite que ces deux personnages avaient déjà sérieusement remonté le Bey ; car, bien que l’entretien eût débuté par les compliments d’usage–le Bey tint, en effet, à m’exprimer sa reconnaissance pour mon énergique intervention au sujet de l’incident d’Hammam-Lif. Aussitôt qu’il fut question de l’objet même de ma visite, la possibilité d’une abdication volontaire de sa part –je vis Moncef se cabrer littéralement et la conversation prit tour assez vif. C’est que cette conversation n’était pas facile à conduire avec un bey de tempérament apoplectique et sourd de surcroît. Il ne pouvait admettre ce que je prétendais être une décision du gouvernement provisoire d’Alger pris en accord avec les Alliés. Il entendait n’avoir de comptes à rendre qu’à son peuple dont il était l’émanation, et, dès l’instant que son peuple ne lui demandait rien, il n’avait, étant tranquille avec sa conscience, aucune raison de céder son trône. Pour l’apaiser, je lui exposais alors longuement que l’abdication était un acte voulu de sa part et dans la dignité, n’ayant pas le caractère d’une sanction, et qu’en plus des avantages auxquels il pouvait prétendre de ce fait, c’était le seul moyen de sauvegarder les droits de la dynastie et partant de sa propre descendance, alors que si son obstination mettait le gouvernement d’Alger dans l’obligation de le déposer, il y avait de fortes chances pour qu’il n’en fût pas ainsi. Mais cette argumentation ne l’ébranla en aucune manière. S’échauffant de plus en plus, il ne voyait qu’une chose c’est qu’on lui proposait de céder son trône, de s’effacer, alors que son peuple n’avait aucune raison de le condamner. « Je sais très bien, lui dis-je, qu’on n’a rien à reprocher à Votre Altesse pendant l’occupation et je l’ai fait savoir à Alger. Mais puisque vous invoquez sans cesse votre peuple, je dois vous faire observer que ce peuple qui vous est fidèle ne s’est pas toujours très bien conduit lui-même pendant cette occupation. Les Israélites de la Régence, qui sont cependant vos sujets, en ont pâti, de même que des colons français, qui ont été tourmentés et pillés dans les campagnes. Vous aurez pu, à tout le moins, faire savoir à votre peuple que vous désapprouviez de tels actes. On vous en aurait su gré ». Fatigué par cette discussion, il demanda une suspension de séance pour réfléchir et prendre conseil. Je la lui accordais bien volontiers et il s’absenta un instant avec le prince Hassine et M Chenik. Quand ils revinrent, j’eus l’impression qu’il était encore plus déterminé que jamais à ne point abdiquer. Il y avait été manifestement poussé par ses conseillers et il semblait même avoir décidé avec eux qu’il laisserait surtout parler ces derniers, ce qui eut le don de m’irriter. Le prince Hassine ayant enchaîné le premier, je lui fis remarquer qu’il n’avait rien à faire dans cet entretien et le priais de sortir, ce qu’il fit. J’étais sur le point d’adresser la même prière au premier ministre Chenik quand celui-ci crut devoir attirer mon attention sur le fait qu’étant le premier ministre de Son Altesse, et à ce titre son premier conseiller, il serait injuste et discourtois de ma part qu’en une aussi grave circonstance Son Altesse fût privée des lumières de son premier conseiller. La remarque étant pertinente, je n’insistais pas et l’entretien se poursuivit, mais sans plus de succès, quelque argumentation que je fisse valoir. Je finis par y couper court après trois heures de vaines discussions en demandant au Bey la permission de prendre congé, en l’avertissant que j’attendrais sa réponse à mes propositions jusqu’à 4 heures de l’après-midi et que s’il maintenait sa décision il n’aurait plus dès lors qu’à attendre mes instructions dont il serait informé en temps utile. Celles-ci furent arrêtées par téléphone en accord avec Alger. Je les fis connaître au Bey Moncef non pas dans le détail car je n’avais pas encore à lui parler de sa destination, mais uniquement de ce qu’il lui importait de savoir pour se préparer au départ, aussitôt qu’il m’eut fait rendre compte, à 4 heures de l’après-midi, de sa résolution inchangée. Il partirait donc en avion le lendemain à une heure déterminée, accompagné d’une suite réduite à un tout petit nombre de personnes dont je lui laissais le choix. Le général Jurion était chargé de l’emmener vers sa nouvelle destination. J’avais espéré, sachant qu’il n’était jamais monté en avion, que peut-être il changerait d’avis au dernier moment, optant pour l’abdication volontaire. Il n’en fit rien et manifesta bien au contraire une joie enfantine en montant dans l’appareil à la pensée qu’il allait recevoir le baptême de l’air. Il fut ainsi conduit, avec sa suite, le lendemain, à l’Hôtel Transatlantique de Laghouat aux confins du Sahara. A l’approche de l’été, ce n’était pas un beau cadeau qu’on lui faisait. Il s’en rendit compte très vite. Quinze jours ne s’étaient pas écoulés qu’il m’adressait une lettre d’abdication très digne qui devait lui rapporter un appréciable changement de traitement. De Laghouat il fut en effet transféré à Ténès au bord de la mer et ensuite à Pau où il devait s’éteindre quelques années après. Il m’est souvent arrivé depuis ces événements de regretter, en pensant aux circonstances qui les déterminèrent que dans sa précipitation, et disons aussi dans son ignorance des données exactes de la situation politique en Tunisie, le pseudo gouvernement d’Alger m’eût imposé l’exécution d’un acte impolitique, au détriment d’un souverain auquel il n’y avait rien de grave à reprocher et qui fut toujours loyal ». Déposé injustement et exilé, Moncef Bey mourra le 1er septembre 1948, loin de son pays natal, à Pau. Calme et recueillie, une foule très nombreuse assista, le dimanche 5 septembre, à ses obsèques. C’est le Résident Général, Jean Mons, qui, après avoir salué à bord du destroyer « Somalis », au large de La Goulette, la dépouille mortelle, présida, au Square Wiriot, à Tunis, la cérémonie de la remise du corps à la famille. Il repose, en paix sur sa demande, au cimetière du Jellaz. Terminons en signalant que Mendès France se fera accompagner par Juin lorsqu’il viendra, en juillet 1954, en Tunisie annoncer l’Autonomie interne de la Tunisie. Une façon, pour le Maréchal Juin, de réparer sa faute » de 1943. ………………………. 1 En fait, Juin se trompe : Hassine est le frère de Moncef Bey et non son fils.    

Moncef  CHARFEDDINE

Tunis-Hebdo du 20 Août 2018




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