Amira Yahyaoui (Al Bawsala) : «L’ANC est une institution non transparente»

Amira Yahyaoui (Al Bawsala) : «L’ANC est une institution non transparente»
National
print



Lors de cette interview, Amira Yahyaoui, fille du juge Mokhtar Yahyaoui, ex-opposant au régime de Ben Ali, et présidente-fondatrice de l’organisation non gouvernementale «Al Bawsala», nous évalue le bilan de son ONG, notamment son projet phare «Marsad.tn», évoque les difficultés rencontrées et annonce ses projets à venir. Et si on commençait par évaluer le bilan de «Al Bawsala», et notamment son projet phare «Marsad.tn» ? Tout d’abord, il convient de présenter, à ceux qui ne le connaissent peut-être pas, le projet «Marsad.tn». Ce dernier est, en effet, un Observatoire de l’Assemblée nationale constituante (ANC). Conçu comme un répertoire des élus, il intègre leurs biographies, affiliation politique, propositions, votes au sein de l’ANC, interventions et suivi de leur présence. L’objectif de «Marsad.tn» est d’offrir aux citoyens, via la plateforme en ligne, un accès libre et facilité aux informations liées à l’exercice politique de leurs élus et à la rédaction de la nouvelle Constitution.

«Face à son manque de transparence, nous avons porté plainte contre l’ANC…»

Pour ce qui est de l’évaluation de notre travail, j’estime que notre bilan est plutôt positif, dans le sens où nous avons réussi à convaincre l’écrasante majorité, voire la totalité des députés, de changer d’avis par rapport au besoin de transparence. Aujourd’hui, en effet, deux ans et demi après le démarrage des travaux de l’ANC, aucun député ne se pose des questions par rapport à notre droit de suivre ses activités ou sur l’utilité de notre travail. Avez-vous rencontré des difficultés au sein de l’ANC, notamment en ce qui concerne l’accès à l’information ? Et comment ! Ce genre de difficultés nous le rencontrons chaque jour, et ce, jusqu’à présent. Malheureusement, autant les députés sont transparents, autant l’ANC, en tant qu’institution, est non transparente. Sinon, comment expliquez-vous le fait que cette dernière n’affiche pas, par exemple, les votes des députés, à temps réel, alors qu’elle peut le faire facilement ? Face à ce genre de manœuvres, nous nous sommes, donc, débrouillés pour filmer tous les votes, les organiser, puis les afficher sur notre site «Marsad.tn». Et je peux vous dire que ceci n’était pas de tout repos. Nous avons constaté, aussi, que l’ANC ne publiait pas, sur son site, les PV des travaux des commissions, alors qu’elle se devait de le faire. Mais, grâce à «Marsad.tn», vous pouvez trouver, aujourd’hui, plus de 150 documents officiels.

«Marsad locales et municipales» et «Marsad budget» bientôt lancés

D’ailleurs, figurez-vous qu’aujourd’hui nous sommes la seule source qui traduit, à temps réel, ce qui se passe à l’Assemblée. De ce fait, face au manque de transparence de l’ANC, nous avons porté plainte contre cette dernière en août 2013, et on attend encore la décision du Tribunal administratif. De par «Marsad.tn», qui observe les travaux de l’ANC, avez-vous, à «Al Bawsala», d’autres observatoires, relatifs, notamment, à l’examen du pouvoir exécutif ? Oui. Nous sommes, actuellement, en train de travailler sur d’autres observatoires, notamment «Marsad locales et municipales», qui surveillera, comme son nom l’indique, les municipalités et les collectivités locales. Ce site surveillera, en gros, les rapports, les réunions, les projets, la manière avec laquelle le budget est utilisé, etc., et sera rendu public vers mi-juin. Sinon, nous sommes, également, en train de préparer, en parallèle, un autre observatoire intitulé «Marsad budget», qui sera en charge de surveiller tout l’argent de l’Etat. D’ailleurs, j’ai eu une réunion, la semaine dernière, avec M. Hakim Ben Hammouda, ministre de l’Économie et des Finances, par rapport à ce projet et il était très réceptif à cette idée. Donc, si tout va bien, «Marsad budget» devrait être lancé fin juin.

«Al Bawsala» est financée, en intégralité, par des bailleurs de fonds étrangers»

Ceci dit, rappelons aussi, que parmi les projets d’«Al Bawsala», il y a aussi les débats entre les élus et les citoyens. En effet, dans le cadre de sa mission en faveur de l’engagement citoyen et du renforcement de la démocratie participative en Tunisie, notre ONG organise une série de débats entre citoyens et députés de l’ANC sous forme de cercles de discussion. Mais, ce qui est inédit dans ces débats, qui durent généralement trois heures, c’est que les quatre députés choisis sont de bords différents (souvent deux du gouvernement et deux de l’opposition), et n’appartiennent pas à la région visitée. Le but étant que les élus arrêtent de ne défendre que leurs régions et comprennent que la misère est partout dans le pays. Lors de ces débats, donc, les citoyens sont invités à poser leurs questions, exprimer leurs inquiétudes et présenter leurs propositions aux élus présents, en toute liberté. Que répondez-vous à ceux qui sont sceptiques face aux financements étrangers que vous recevez ? D’abord, je voudrais confirmer que «Al Bawsala» est financée, en intégralité, par des bailleurs de fonds étrangers. Mais sinon, nous estimons que cela ne représente aucun problème. L’Etat tunisien, lui-même, reçoit de l’argent d’autres pays. Alors, pourquoi nous ne le ferions pas nous aussi ? Bien évidemment, nous avons des lignes rouges que nous ne permettrons jamais de franchir, tels, par exemple, la réception de l’argent d’Israël ou même de certains pays avec lesquels la Tunisie entretient des relations bilatérales. Mais, à part ça, nous sommes fiers de nos bailleurs de fonds. D’ailleurs, si on avait de quoi nous reprocher, on ne les publierait pas.

«On ne peut, sincèrement, pas prendre de l’argent des Tunisiens, parce que ceux qui en possèdent, chez nous, ne sont pas toujours fréquentables»

De plus, recevoir des fonds étrangers nous a permis de faire rentrer beaucoup de devises en Tunisie. Et cela est une chose qu’on continuera à le faire, tant que c’est possible. Précisons, également, dans ce même cadre, que la majorité de nos financements viennent de bailleurs de fonds qui ne sont pas étatiques (ONG, etc.), tels Open Society Foundations (OSF) et Oxfam International. D’un autre côté, et ceci je dois le dire quitte à être incendiée, on ne peut, sincèrement, pas prendre de l’argent des Tunisiens, parce que ceux qui en possèdent, chez nous, ne sont pas toujours fréquentables. Nous avons eu, certes, des propositions de financement tunisien mais, honnêtement, si on mettait les noms de ces bailleurs de fonds tunisiens, ça serait pire que de mettre une institution étrangère. La deuxième chose est qu’on est contre l’idée de prendre de l’argent de l’Etat tunisien, car on estime que si l’Etat tunisien a de l’argent à donner, il doit l’utiliser pour d’autres priorités.

«Il y a deux types de société civile en Tunisie : celle qui travaille et celle qui parle»

Comment évaluez-vous le rôle de la société civile après la Révolution ? Tout d’abord, il convient de préciser qu’il y a deux types de société civile en Tunisie : celle qui travaille et celle qui parle. Celle qui travaille est une société civile actrice du changement, qui fait des projets réels et qui a un impact palpable sur son environnement et son entourage. L’autre société civile, qui ne fait que parler a des activités qui se résument en des conférences de presse. Ce genre de société civile, je l’appelle, personnellement, «la société civile des hôtels 5 étoiles et des conférences de presse», c’est une société civile qui ne produit que de la parole. Malheureusement, au début, ce genre de société civile avait un grand accès aux médias, vu qu’elle ne faisait que de la communication. Elle faisait, donc, de l’ombre à la société civile qui bossait. Mais, aujourd’hui, cela commence à changer et les médias viennent, de plus en plus, vers nous.

«Je quitte «Al Bawsala» en septembre prochain…»

Mais sinon, notre grande fierté à «Al Bawsala» est qu’aujourd’hui, nous avons créé un nouveau modèle de société civile, et beaucoup d’ONG, tels «I Watch» et «Sawty» nous disent qu’ils se sont inspirés du même mode de fonctionnement que le nôtre. En 2011, vous-vous êtes présentée aux élections de l’ANC. Cela veut-il dire que vous avez des ambitions politiques ? Je me suis présentée aux dernières élections car, lorsque j’étais en France, j’ai remarqué avec quelques amis, évoluant, eux aussi, dans la société civile, que tous les partis parlaient d’autres choses que la Constitution. À partir de là, nous avons eu l’idée de nous présenter et de créer une liste, et ce, afin de pouvoir être présents à tous les débats. Mais bon, on savait bien que nos chances d’être élus n’étaient pas énormes. Sinon, pour conclure, je dirais que je n’ai pas d’ambitions politiques. D’ailleurs, je quitte «Al Bawsala» en septembre prochain pour reprendre mes études. En tant que jeune activiste et ex-opposante au régime de Ben Ali, quel message adressez-vous aux jeunes, qui ne croient plus, aujourd’hui, en la Révolution ? En fait, ces jeunes-là ne doivent pas baisser les bras et doivent comprendre que la Révolution n’est pas encore finie, qu’elle est toujours en cours. Rien n’est encore acquis. Il suffit de voir les procès d’Aziz Amami, de Jabeur Mejri, de Weld El 15, etc., sans oublier les assassinats de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi.

«Si le terrorisme prolifère aujourd’hui, ce n’est pas parce que la police ne peut pas l’éradiquer, mais parce qu’elle ne le veut pas»

Et la preuve ultime que la Révolution n’est pas encore finie, c’est le procès des jeunes accusés d’avoir brûlé un poste de police lors de la Révolution. Aujourd’hui, j’estime aussi que la Révolution n’a encore pas touché l’Etat policier. On a toujours la même police de Ben Ali, cette police qui nous terrorisait. Et le changement de cette police-là représente un vrai challenge. Malheureusement, au lieu de s’attaquer aux vrais problèmes, tel le terrorisme, cette police s’attaque aux jeunes. D’ailleurs je pense que si le terrorisme prolifère aujourd’hui, ce n’est pas parce que la police ne peut pas l’éradiquer, mais parce qu’elle ne le veut pas. Et ici, je cite l’exemple des évènements qui se sont déroulés, la semaine dernière, à Kasserine. Est-ce que vous savez ce que faisait la police, lors de la matinée du 27 mai dernier ? Eh bien, elle tabassait des journalistes, devant le tribunal de Kasserine, en marge du procès Issam Omri, frère du martyr Mohamed Omri. Et le soir, alors que les terroristes ouvraient le feu contre le domicile du ministère de l’Intérieur, cette même police dormait, croyant que c’était du feu d’artifice !

Slim MESTIRI




André Parant juge nécessaire de préserver les acquis démocratiques en Tunisie

Précédent

Tunisie : Arrestation d’un deuxième terroriste

Suivant