Rebonds - D'où vient donc toute cette violence qui déferle sur la Tunisie ?

Rebonds - D'où vient donc toute cette violence qui déferle sur la Tunisie ?
Chroniques
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Comment en sommes-nous arrives à ce point ? Qu'est-ce qui est désormais si profondément détraqué en nous que la violence sous toutes ses formes se banalise autant ? J'ai du mal à comprendre ce qui se passé à un degré tel que saisir la complexité du vécu qui nous entoure devient de plus en plus ardu. Pour parler vrai, je ne peux qu'avouer mon impuissance à démêler l'écheveau qui nous ligote et, dans cet esprit, je ne peux qu'interpeller le lecteur pour que nous puissions, ensemble, tenter de décrypter, décoder, analyser ces nouvelles réalités qui ont fracassé l'image pacifique du Tunisien pour lui substituer celle qui conjugue incivisme, violence et fuite en avant. En ces journées d'Aid - un temps de célébration et de recueillement -, j'ai suivi de près l'actualité des trois journées qui viennent de s'écouler. Et, à ma grande surprise, trois jours durant, les accès de fièvre, les dérapages et les actes de vandalisme n'ont pas cessé d'occuper le devant de l'actualité. UNE VIOLENCE DÉSORMAIS ANODINE, BANALE, NORMALE Depuis la veille de l'Aid, voici les évènements qui se sont succédés : 1. Des salafistes au Kef ont, sous la menace, obligé des bars à fermer. Impuissantes, les autorités ont obéi, sachant qu'elles n'auraient probablement pas pu s'interposer pour défendre les droits des uns et conforter les convictions des autres. Au bout, c'est la foule qui gronde, qui impose sa loi et piétine le lien républicain, les lois du pays et le contrat social. 2. Le jour de l'Aid, des scènes de pillage ont été évitées de justesse à Jebel Jelloud. N'eût-été l'intervention musclée de la police, des citoyens usagers de la route nationale auraient perdu leurs biens et subi les agressions de bandes organisées qui cherchent à en découdre avec les forces de l'ordre tout en imposant leur loi sur la voie publique. 3. Au même moment à Kasserine, une foule en colère envahissait, pour des motifs obscurs, l'hôpital régional, molestait le personnel et provoquait des dégâts matériels importants. Résultat : l'hôpital est fermé et ses équipes en état de choc. Encore une fois, la foule folle. Encore une fois, une expédition punitive qui détruit tout sur son passage. 4. Quelques heures plus tôt, une autre expédition punitive de citoyens en colère (car leurs enfants avaient été pris par la police en flagrant délit de trafic de drogue) s'attaque aux postes de la garde nationale et de la police d'Enfidha. Un inspecteur de police sera gravement blessé et devra subir une opération chirurgicale lourde à cause d'une double fracture. De nouveau, la foule qui devient horde qui devient meute et qui prend le contrôle de la situation, envers et contre les forces de l'ordre. 5. Ces jours d'Aid ont connu beaucoup d'autres faits de violence, de même nature mais à des degrés différents. Faudrait-il invoquer le cas de ce jeune d'El Guettar qui a assassiné un de ses amis avant d'être arrêté à Ben Guerdane, alors qu'il tentait de passer la frontière avec de faux papiers ? Faudrait-il rappeler le cas des blessés de la révolution qui menaçaient mercredi de se suicider collectivement sur le parvis de l'assemblée constituante ? Et d'autres cas encore qui n'ont pas été évoqués dans les médias mais qui n'en existent pas moins et qui n'attendent qu'un micro ou une caméra pour surgir ? Tout ce que je viens d'énumérer s'est passé en quelques heures et il est inutile de gloser davantage. La vraie question demeure : où cette violence trouve-t-elle son origine ? Comment l'expliquer à défaut de la conjurer? SORTIR DU DÉBAT POLITICIEN Je n'oserai pas prétendre avancer des explications exhaustives mais tout au plus quelques pistes que les lecteurs pourront investir, défricher ou délaisser. Voici quelques points qui me semblent dignes d'intérêt : 1. La révolution tunisienne a commencé par un acte d'une violence insoutenable, une immolation par le feu qui continue à marquer les esprits trois ans plus tard. Ce geste de Bouazizi relativise toutes les violences postérieures. Et, si les uns parlent de suicide collectif, d'autres s'immolent véritablement, brouillant le caractère divin de toute vie et plaçant un tabou de l'islam sur la place publique. 2. Les frustrations et le désespoir de la jeunesse sont le terreau de cette violence. Peu importe de mourir si l'on vit sans dignité. Et peu importe la loi si elle encadre le désespoir. En fait, ces jeunes qui sombrent dans la violence interrogent la légitimité de la légalité. Et, en cela, ils sont bel et bien dans un moment révolutionnaire. Même si c'est la délinquance qui prime sur tout autre projet. 3. De fait, c'est la police qui est visée par cet irrespect de l'ordre qui se généralise. On marque ainsi sa défiance des autorités et, au plan symbolique, on démontre par la violence sur les agents de l'ordre que c'est bien la rue qui mène la danse. En ce sens, c'est l'Etat et ses institutions qui trinquent et perdent leur auréole et leur monopole de la violence. Ne trafique-t-on pas armes et munitions en plein jour ? Ne défie-t-on pas armée et police dans les maquis des montagnes et les labyrinthes des cités populaires ? Dès lors, tout peut paraitre permis puisque le bâton si redouté est en panne. 4. Un autre élément me semble décisif. Partout, c'est l'instinct grégaire qui remonte, le vieux fonds des clans et des tribus, le souvenir enfoui des razzias, l'irrédentisme par rapport au pouvoir central, les jacqueries et la loi de la foule. Car souvent, le scénario est le même : une foule de gens liés par le sang attaque une représentation de l'Etat. Par définition, une foule est anonyme, protectrice, violente collectivement voire rassurante pour ceux qui la composent et qui défient ainsi un ordre établi qu'ils redoutaient et qu'ils ont l'impression d'avoir écrasé. En ce sens, depuis la révolution, les précédents de flambées de violence locale sont innombrables et presque tous du même type. 5. Un dernier point. Il est malvenu de parler de "presse de la honte" lorsque ces évènements sont rapportés. La presse ne fait que son travail de médiation et vilipender les journalistes parce qu'ils rendent compte du réel est une bien étrange manière d'éluder un débat devenu nécessaire sur les racines, les tenants et les aboutissants de cette violence qui nous mène au bord du gouffre. Au lieu de jeter l'anathème sur les journalistes, les dirigeants actuels devraient se poser enfin les vraies questions sur l'état réel de notre société dominée par les Tartuffes, les loubards et les roublards de tous acabits. Et si on parlait plutôt d'un pays qui se vautre dans la honte ? Ce que diffuse la presse est en effet le malheureux reflet de ce que nous sommes devenus... Mes explications, je le sais, sont insuffisantes, imprécises, partielles. Toutefois, elles méritent d'être posées. Elles montrent, je l'espère, la direction du débat de société qui devient urgent et qui mériterait de se développer parallèlement au dialogue national qui n'a qu'une connotation politicienne. Oui, un débat national sur la violence, le modèle de société que nous voulons et le contrat social qui nous lie doit être institué. Car ce n'est pas un dialogue des partis qui va résoudre la crise morale profonde que nous traversons. Ce si attendu dialogue national ne posera la crise qu'en termes politiciens et ignorera les autres dimensions du mal qui nous ronge et que personne ne veut affronter. Depuis janvier 2011, ce sont les juristes et les politiciens qui ont accaparé la parole, avec les résultats qu'on connait. Même celles et ceux que nous pensions être nos consciences nationales se sont empêtrés dans le magma politicien. On aura parlé, jusqu'à la nausée d'histoire, de combinaisons, de retournements de vestes et de puissances étrangères. Mais, les philosophes, les psychologues, les sociologues, les intellectuels qui ne sont pas dans l'institution universitaire, les artistes, tous ont été réduits au silence et à des rôles de faire-valoir. A l'opposé, nombreux sont celles et ceux qui ont été promus politologues, experts en transition ou activistes patentés. Cela a mené le débat et le réel au point où nous sommes aujourd'hui, c'est à dire dans une situation bloquée où seuls les partisans auraient quelque chose à exprimer alors que celles et ceux qui préfèrent agir hors champ politicien sont rejetés par des médias en mal de scoops, de petites phrases et de spectaculaire. Avec la violence qui régnait ces trois derniers jours, nous avons eu notre part de ce spectaculaire dérisoire qui est à l'écume des jours ce que l'ennui est aux peuples malades. Heureux encore que nous n'ayons pas à déplorer de morts. Seulement des blessés, parfois graves, et c'est déjà trop... ENTRE JASMIN BARBU ET DIGNITÉ VOILÉE La Tunisie va mal. Elle a besoin d'autre chose que de politiciens à son chevet. Elle a besoin d'autre chose que d'une légitimité factice et périmée à laquelle s'arcboute une Troika défaite. Elle a besoin d'autre chose que de la fuite en avant de certains parmi les opposants qui ne savent pas vraiment vers quel cap diriger la barque. Elle a besoin de bien plus qu'une constitution, un gouvernement de technocrates ou une élection. Elle a besoin de bien plus que ces diversions besogneuses et ces agendas partisans. La Tunisie cherche désespérément à retrouver son honneur perdu et son identité détournée. La Tunisie veut névrotiquement se réconcilier avec sa modernité souillée par l'entourage de Ben Ali puis émasculée par les fondamentalistes. Entre jasmin barbu et dignité voilée, la voie est désormais étroite car beaucoup de temps a été perdu dès le moment où un débat sur le modèle de société s'est substitué à l'exigence de justice sociale, née de la révolution. Aujourd'hui, nous comptons les pots cassés, regardons quelques dinosaures s'affronter et voyons notre pays s'effondrer et entrer lentement dans la spirale d'une violence devenue anodine, banale, normale. Il est temps de reprendre le dessus sur ce cancer qui se généralise, poser les vrais problèmes et, enfin, regarder de l'avant.



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