Noura Borsali: «Les pouvoirs se sont employés à entraver le processus de démocratisation»

Noura Borsali: «Les pouvoirs se sont employés à entraver le processus de démocratisation»
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Où en est le mouvement féministe en Tunisie ? Une des fondatrices du mouvement féministe tunisien et membre actif de la société civile, Noura Borsali, nous éclaire sur ce féminisme menacé par le nouveau pouvoir. Le féminisme en Tunisie, comment se porte-t-il ? Le féminisme tunisien, je le rappelle, est né à la fin des années 70 comme mouvement autonome et indépendant vis-à-vis de toute politique. Il a évolué autour de projets comme le journal «Nissa», deux organisations de femmes, etc. Ses revendications portent sur l’égalité réelle et effective entre les sexes. Le mouvement a réussi, en dépit de certaines critiques, à sensibiliser de larges publics à l’importance de cette bataille et à diffuser les idées féministes. Toutefois, on reproche au féminisme démocrate institutionnalisé de rester fermé sur lui-même et de ne pas brasser large. Aujourd’hui et à la lumière de la révolution, le féminisme, pour relever les défis et se poser comme un mouvement fort, doit se rénover, penser ses revendications, sa stratégie et ses méthodes de travail. Ceci dit, le nombre d’associations de femmes œuvrant pour les droits des femmes est important aujourd’hui. Cela ne peut que révéler l’intérêt porté au combat féministe et dénoter d’une bonne santé du mouvement féministe. La manifestation du 13 août dernier en est l’illustration la plus marquante. Une accusation (ou un constat) très répandue est que le féminisme tunisien est un mouvement élitiste francisé, déconnecté de la réalité de la femme tunisienne. Y a-t-il une part de vrai ? Je m’inscris en faux contre de telles accusations. Dans mon dernier livre publié en mai 2012, «Tunisie, le défi égalitaire. Écrits féministes», j’ai montré que le féminisme comme mouvement revendicatif des droits des femmes est ancré dans notre culture et patrimoine arabo-musulmans. Depuis la moitié du 19e siècle, la question des droits des femmes est au centre des débats dans tous les pays musulmans. Plus tard, et dès les années vingt du siècle dernier, des femmes se sont organisées dans des associations féministes, comme l’Union féministe égyptienne dirigée par Hoda Chaaraoui pour réclamer une amélioration du statut des femmes. Des organisations féminines ont vu le jour en Tunisie dans les années trente... Bien sûr, le mouvement féministe tunisien s’inscrit dans cette continuité historique et s’enrichit du patrimoine universel et des expériences des mouvements de femmes de par le monde. Tenir de telles accusations, c’est ignorer et méconnaître notre histoire. On parlait, sous l’ancien régime, de féminisme d’État, le parti État reprenant à son compte le discours féministe pour servir sa propagande. Aujourd’hui, cela a changé, peut-être pour d’autres priorités. Pourvu que ça dure ? Oui, la Tunisie a eu ce privilège d’avoir eu un «féminisme d’État» qui a soutenu les droits des femmes, en dépit de toutes les critiques - et il en existe beaucoup - qu’on peut lui adresser. Aujourd’hui, l’État, non seulement, se désengage complètement de la question, mais devient une menace pour les droits des femmes. Alors, franchement, je souhaiterais que l’État assure la promotion des droits des femmes. En Tunisie, le féminisme laïc est désormais concurrencé par le féminisme islamiste. Quels sont leurs points de divergences, leurs points d’accord ? Voyez-vous d’un bon œil l’émergence de ce mouvement ? «Concurrencer», c’est un mot un peu abusif. Le féminisme laïc ou le féminisme tout court est fort et il serait difficile de le concurrencer. Ce qu’on appelle «féminisme islamique» n’a pas encore vu le jour en Tunisie. Il existe des ONG de femmes islamistes, mais on n’a pas vu de pensée féministe islamiste tunisienne exprimée dans des textes ou des ouvrages écrits par des femmes islamistes. On ne connaît pas encore leurs revendications. Ce qu’on appelle «le féminisme islamique» dans d’autres contrées a été, par certains de ses courants, très audacieux en posant l’égalité à partir du référent religieux. Or, de tels mouvements n’existent pas encore en Tunisie. Ceci dit, nous restons ouverts à toute autre tendance qui défendrait le principe d’égalité et qui œuvrerait en vue de le concrétiser. Que le référent soit religieux ou autre, cela importe peu. L’essentiel, c’est le combat commun contre toutes les discriminations à l’égard des femmes et pour une égalité effective sans compromis aucun et sans poser la spécificité ou l’identité arabo-musulmane comme un obstacle à la réalisation de l’égalité. La femme tunisienne a toujours fait ses preuves, que ce soit dans la politique, la société civile, le milieu du travail ou les études. Et pourtant, il demeure encore des voix qui s’élèvent pour limiter ses droits. Comment expliquez-vous ce paradoxe ? Il existe désormais des courants politiques se réclamant d’un certain islam qui revendiquent la polygamie, la non mixité, le retour des femmes au foyer, etc. Ce n’est pas un paradoxe dans ce sens où les deux courants ont toujours, dans notre histoire, traversé nos sociétés. Mais, c’est paradoxal - et je vous l’accorde - dans la mesure où une société qui a évolué se retrouve aujourd’hui, et après la révolution, guettée par une telle régression et de telles menaces sur les droits des femmes et les droits humains en général. Quel jugement portez-vous sur le travail de nos femmes gouvernantes, qu’elles soient dans l’ANC ou dans le gouvernement ? Certaines font des efforts louables, mais leur travail manque de visibilité. Je pense qu’il y a beaucoup à faire. S’il s’agit de faire un bilan de l’action gouvernementale féminine, je souhaiterais que cela se fasse dans le cadre d’un bilan plus général de toute l’action gouvernementale. Je ne tomberai pas dans le piège qui voudrait qu’on reconnaisse que les femmes sont moins compétentes que les hommes. Ceci dit, je suis pour un gouvernement de compétences. Et parmi ces compétences, il y a beaucoup de femmes dans notre pays. Rached Ghannouchi a déclaré que l’égalité homme femme doit être totale dans la constitution, tout en réaffirmant son engagement à ne pas modifier le CSP. Est-ce que cela vous rassure ? Plus encore, le croyez-vous ? Je demeure très prudente et très vigilante. La duplicité du discours des islamistes suscite de sérieuses inquiétudes. Il faut juger les islamistes non pas seulement à partir de leurs positions officielles, mais aussi à partir de leurs discours et positions à l’intérieur même de leur parti et face à leur base, et aussi à partir de leurs écrits comme ceux de Rached Ghannouchi. Je ne pense pas que ces discours différents selon les destinataires défendent l’égalité homme femme. Les islamistes, en dépit de tout, demeurent attachés, en premier lieu, à la place de la femme dans la famille, comme épouse et mère. N’a-t-on pas proposé, à l’époque, un salaire pour les femmes au foyer pour dissuader ces dernières de travailler ? On se dirige vers l’inscription de la Déclaration universelle des droits de l’Homme dans la Constitution, mais au même moment on ne reconnaît pas la suprématie du droit international sur le droit interne, ce qui risque de créer, incessamment, un conflit entre deux normes constitutionnelles. Pourquoi toutes ces appréhensions vis-à-vis de cette Déclaration. Et en quoi pose-t-elle problème ? Parce que le texte consacre les droits humains en transcendant les frontières et les spécificités culturelles. L’être humain y est vu tout d’abord comme un être universel qui doit disposer de tous ses droits. À titre d’exemple, les islamistes ne voudraient ni abolir la peine de mort, ni réaliser l’égalité totale entre les sexes. Or, en adoptant les instruments internationaux, ils seront obligés de réviser le droit interne pour respecter leurs engagements. Ce qui semble impossible pour eux car ils demeurent attachés à leur conception de la spécificité et de l’identité qu’ils placent au-dessus de bien de valeurs humanitaires et de la liberté individuelle comme la liberté de conscience. Les droits et libertés en Tunisie peinent à s’inscrire dans la durée, apparaissent comme un intermède avant que la dictature ne reprenne son cours normal. Il y a eu l’expérience des législatives de 1981 et celles de 1989, et aujourd’hui de nouvelles menaces réapparaissent. Pourquoi n’arrive-t-on pas à les consacrer définitivement ? Parce que les pouvoirs en place se sont employés à entraver le processus de démocratisation dans notre pays et à faire avorter dans l’œuf toute idée d’alternance pacifique du pouvoir. Il fallait empêcher qu’il y ait une élite politique différente et d’autres alternatives. La Tunisie a raté deux dates pour démocratiser le système politique : les élections de 1981 qui auraient pu donner un autre tournant à la Tunisie, et les élections d’avril 1989 qui ont consacré Ben Ali comme seul candidat aux 1ères élections présidentielles après la déposition de Bourguiba. L’opposition assume également une grande responsabilité dans ce qui pourrait s’apparenter à un plébiscite. On dresse souvent un parallèle entre la situation actuelle de la Tunisie et celle de l’Algérie au début des années 90. Vous qui avez beaucoup suivi l’actualité de l’Algérie durant cette période, partagez-vous cette comparaison ? Les réalités sont très différentes. Et ce serait trop long à expliquer. Mais je me limiterai à rappeler que l’Algérie a connu un processus démocratique avorté pour plusieurs raisons, dont un intégrisme se réclamant d’un certain islam qui considère que la démocratie est «Kofr» (mécréance). Pourtant, après les événements d’octobre 1988, le pays a vécu un contexte de liberté incomparable et unique dans le monde arabe. Il y avait un foisonnement d’associations et de partis politiques et une liberté de presse extraordinaire. Désormais, le parti au pouvoir vomi, nombreux sont les Algériens qui ont voté pour le Front islamique du salut (F.I.S.) pour sanctionner le F.L.N. et l’armée qui, contrairement à la Tunisie, a un rôle prépondérant dans la vie politique algérienne et ceci depuis 1962. Il faut reconnaître, par ailleurs, que le F.I.S. était un parti salafiste, foncièrement conservateur. L’arrêt du processus électoral par l’armée a provoqué une décennie de violence, voire de terrorisme qui a fait plus de 100.000 victimes. L’erreur du F.I.S. était cette course précipitée vers le pouvoir. Le parti islamiste tunisien est en train de reproduire les mêmes erreurs quant à la précipitation et, maintenant qu’il est au pouvoir, en quadrillant le pays par des centaines de nominations des siens dans les centres de pouvoir et de décision et dans certaines administrations centrales. Par ailleurs, les deux partis islamistes algérien et tunisien font violence à leurs sociétés en cherchant à imposer leur projet sociétal et leur interprétation orthodoxe de l’islam. Quant à la violence politique qui a commencé par frapper les intellectuels, nous espérons que la Tunisie ne connaîtra pas cette violence sanguine qu’a vécue l’Algérie du fait d’un terrorisme à visage multiple, mais qui demeure anonyme.

Interview menée par Khalil ABDELMOULMEN (Tunis-Hebdo)

Qui est Noura Borsali ? Noura Borsali est enseignante à l’université tunisienne. Elle est une des fondatrices du mouvement féministe tunisien et est membre active de la société civile. Membre indépendant de la Haute Instance pour la protection des objectifs de la révolution, la réforme politique et la transition démocratique (2011).

Elle est également l’auteur de quatre ouvrages : «Livre d’entretiens avec Ahmed Ben Salah, l’homme fort de la décennie soixante» (2008), «Bourguiba à l’épreuve de la démocratie» (2008), «Algérie, la difficile démocratie» (2008), «Tunisie : le défi égalitaire. Écrits féministes» (2012). Elle est aussi collaboratrice à des journaux indépendants et, actuellement, chroniqueur dans l’hebdomadaire Réalités.



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