Samir Bettaieb : «L’idée de se retrouver avec un faucon d’Ennahdha à la tête du gouvernement est inacceptable»

Samir Bettaieb : «L’idée de se retrouver avec un faucon d’Ennahdha à la tête du gouvernement est inacceptable»
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Parmi les premiers partis à avoir soutenu l’initiative de Hamadi Jebali, se trouve Al Massar. Lors d’une rencontre avec l’une des figures les plus emblématiques et médiatiques du parti, le député Samir Bettaieb, porte-parole du parti, nous avons abordé avec lui les récents choix d’alliance d’Al Massar, la crise politique profonde qui secoue la Tunisie et les voies susceptibles de sortir la classe politique de cette impasse.

«PEU DE TEMPS AVANT SA MORT, CHOKRI BELAID M'A INDIQUÉ QUE JE SUIS MENACÉ…»

Chokri Belaid a-t-il été assassiné pour ses convictions et ses discours politiques ou dans une tentative d’instaurer le chaos ? Les deux. Chokri Belaid, de par ses déclarations et ses positions virulentes était clairement visé et il se savait menacé. Je l’ai rencontré peu de temps avant sa mort, il m’avait dit qu’il avait des renseignements indiquant que moi-même suis visé.

«ALI LAARAYEDH A ÉTÉ RÉCUPÉRÉ PAR L'APPAREIL DU PARTI…»

Les accusations visant Ennahdha, responsable politique de la violence aux yeux de certains, ne risquent-elles pas de peser encore plus sur les tensions, les Tunisiens ne faisant pas nécessairement la différence entre responsabilité politique et pénale ? On a clairement dit que c’est une responsabilité politique, et la responsabilité est avérée. Quand on dit que c’est la responsabilité d’Ennahdha, on parle de toute la mouvance islamique. Au niveau de la base, on ne peut plus distinguer entre les différences mouvances. Quand ils vont manifester, à la sortie des mosquées, ils sont tous ensemble. Donc, l’acte commis par un groupe de gens, d’orientations variées est imputé à toutes les composantes de cette mouvance. La mouvance islamiste en Tunisie est très violente.

«QUAND UN HAUT CADRE DU MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR AFFIRME QU'IL N'A PAS ÉTÉ NOMMÉ PAR LA KASBAH MAIS PAR MONTPLAISIR, C'EST LE DÉBUT DE L'INFILTRATION D'ENNAHDHA AU SEIN DE L'APPAREIL DE L’ÉTAT…»

Ennahdha a-t-elle vraiment noyauté tous les rouages de l’Etat ou joue simplement son rôle de parti de gouvernement avec des pouvoirs de nominations ? Oui ce noyautage existe. Au mois de mars, j’ai moi-même déclaré qu’Ali Laarayedh était un homme d’Etat. Il avait su se mettre au-dessus des partis. Mais il y a un Ali Laarayedh avant le congrès d’Ennahdha et un autre après le congrès d’Ennahdha. Il a été récupéré par l’appareil du parti, et c’est l’appareil qui a maintenant les clés. Quand un haut cadre du ministère de l’Intérieur affirme à qui veut l’entendre qu’il n’a pas été nommé par la Kasbah (à savoir Hamadi Jebali) mais par Montplaisir (à savoir Rached Ghannouchi), c’est le début de l’infiltration d’Ennahdha au sein de l’appareil de l’Etat. Certes il y a seulement des débuts de preuves, et pas de preuves concrètes, mais finalement c’est le travail de la justice. Il faudrait qu’on pousse la justice à accomplir sa mission.

«APRÈS LA MORT DE CHOKRI BELAID, ENNAHDHA A GARDÉ LE MÊME DISCOURS ARROGANT…»

En écoutant le discours de Rached Ghannouchi à la manifestation de la légitimité et en le voyant s’associer à Béchir Ben Hassine, estimez-vous qu’Ennahdha a tiré les leçons de l’assassinat de Chokri Belaid ? Non pas du tout. C’est toujours la fuite en avant. J’étais présent à la réunion politique avec Hamadi Jebali. En écoutant Ameur Laarayedh et Rached Ghannouchi, c’est comme si le 6 février rien ne s’était passé. C’est le même discours arrogant. Parler de légitimité et de ministères qui doivent leur revenir de droit est impensable. Quant au discours à l’avenue Bourguiba, c’est un discours honteux. Plus que ça, trouvez-vous normal qu’au lendemain des funérailles de Chokri Belaid, Ennahdha trouve le moyen d’organiser une manifestation pour soutenir la légitimité ? Ceci démontre la politique de la fuite en avant. Ennahdha n’est pas un parti rationnel.

«ENNAHDHA N'EST PAS UN PARTI RATIONNEL…»

La passivité du gouvernement devant les manifestations de violence de la part des salafistes, est-elle une volonté politique de ne pas froisser des alliés éventuels, ou bien une politique qui se veut aux antipodes de la solution répressive qui était pratiquée en Tunisie ? Tout le monde savait qu’un certain nombre de leaders politiques étaient menacés. Quand le président de la République informe Chokri Belaid qu’il est menacé, ça veut dire que le ministère de l’Intérieur était au courant et qu’ils ont transmis l’information au président. Pourquoi alors, n’a-t-on pas protégé Chokri Belaid. C’est une faute grave du ministère de l’Intérieur.

«LA COLLUSION ENTRE ENNAHDHA ET LES LPR EXISTE…»

Les LPR que l’opposition souhaite voir dissoutes, comptent ouvrir des bureaux à l’étranger, et certains de ses membres s’attellent à la création d’un parti politique. Comment jugez-vous ce glissement du milieu associatif vers le politique ? Il faut les dissoudre. J’ai entendu aujourd’hui une déclaration du président de la LPR de Siliana (dissoute). Il parait qu’il y a des ingérences d’Ennahdha et de Rached Ghannouchi au sein des LPR. Il déclare même avoir été menacé par des éléments d’Ennahdha suite à la dissolution du bureau de Siliana. C’est une alliance organique, la collusion entre Ennahdha et les LPR existe bel est bien.

«ENNAHDHA AVAIT TOUT A GAGNER EN ACCEPTANT L'INITIATIVE DE JEBALI... ÇA LUI AURAIT PERMIS D'ALLER VERS LES ÉLECTIONS SANS TRAINER DERRIÈRE ELLE UN AUSSI LOURD BILAN…»

Ennahdha semble vouloir reprendre la main en privilégiant ses positions internes. Y-a-t-il un coup de force qui se joue entre le parti et son secrétaire général ? Ou bien Jebali a-t-il remis volontairement en selle Ennahdha et lui a permis de reprendre sa position de force ? La primauté des positions internes est la marque de fabrique de tout parti hégémonique. Ils essaient d’entamer des négociations et d’arriver à des compromis en imposant leurs vues. Concernant l’initiative de Hamadi Jebali, quel que soit son degré de sincérité, pour nous, sa proposition tombait à pic. Avant le 6 février, nous étions dans des négociations qui n’en finissaient plus. On savait déjà que cette option de gouvernement de compétences nationales, trottait déjà dans la tête de Hamadi Jebali. Le 6 février, le jour de l’assassinat de Chokri Belaid, Hamadi Jebali a pris conscience qu’on ne pouvait plus gouverner comme auparavant, qu’il fallait écarter les ministères des tensions partisanes. Même si on veut parler d’un point de vue politique, Ennahdha avait tout à gagner en acceptant cette option. Elle s’est embourbée dans un pouvoir avec un tel niveau d’incompétence, qu’elle ne pouvait plus s’en sortir. Ça lui aurait permis d’aller vers les élections sans trainer derrière elle un aussi lourd bilan. Malheureusement, les gens d’Ennahdha ne l’ont pas compris de cette manière.

«LES DÉCLARATIONS DE BEJI CAÏD ESSEBSI ONT ÉTÉ GONFLÉES AFIN DE FAIRE DIVERSION…»

Avec l’échec de l’initiative de Hamadi Jebali, ne va-t-on pas revoir le même feuilleton, à savoir des négociations qui n’aboutissent a rien ? Effectivement, et c’est exactement pour cela que nous avons plaidé pour Hamadi Jebali et souhaité la réussite de son initiative. On trainait en long et en large bien avant le 6 février et il fallait dépasser cette situation.

«NOUS NOUS SOMMES RANGÉS DERRIÈRE L'INITIATIVE DE HAMADI JEBALI PARCE QU'IL PROPOSAIT UNE DÉPOLITISATION DU GOUVERNEMENT…»

Les propos de Beji Caïd Essebsi n’ont-ils pas saboté l’initiative de Jebali en radicalisant la position d’Ennahdha qui crie à un complot contre la légitimité ? On peut dire que ces déclarations ont constitué un leitmotiv pour Ennahdha. Je ne pense pas que cette déclaration ait été une menace pour la légitimité de l’ANC. De toute façon, Ennahdha n’est plus à un prétexte près, il aurait trouvé d’autres prétextes pour faire échouer cette initiative. Ces déclarations ont été gonflées afin de faire diversion et faire oublier le problème essentiel.

«TOUS LES NOMS PROPOSÉS PAR ENNAHDHA POUR SUCCÉDER A JEBALI SONT DES FAUCONS... POUR NOUS C'EST BLANC BONNET, BONNET BLANC…»

L’ANC a-t-elle jouée un rôle dans l’aggravation de la crise ? S’est-elle éloignée de sa mission première ? On devrait donner un autre sens au travail de l’ANC, on ne peut plus continuer ainsi. L’ANC devra s’occuper essentiellement de sa mission de Constituante. Dans l’état actuel, les missions de l’ANC sont très lourdes : la rédaction de la constitution, l’élaboration des lois, le côté législatif, le contrôle du gouvernement. Tout cela, avec des moyens de travail rudimentaire, sans bureau, ni planning, ni planification. Il faut rationnaliser par un calendrier, il faut se mettre d’accord sur une base, pour présenter aux Tunisiens un agenda clair et concret.

«L'HOSTILITÉ DU CPR A L’ÉGARD DE NOUREDDINE BHIRI EST LÉGENDAIRE…»

Ennahdha fait, à chaque fois, part d’un point non négociable (après les ministères de souveraineté) et ne semble pas prête à remanier l’Intérieur, alors que l’opposition considère sa neutralité comme une condition essentielle à la sortie de crise. Si Ennahdha veut vraiment un gouvernement d’union nationale, elle devrait abandonner cette idée. Même les partis qu’Ennahdha voulait intégrer au gouvernement ne l’ont pas accepté. Nous nous sommes rangés derrière l’initiative de Hamadi Jebali parce qu’il proposait une dépolitisation du gouvernement. Tous les ministères doivent être neutres, y compris celui de l’Intérieur et des Affaires religieuses. Nous pensons que ceux qui étaient dans la rue à l’enterrement de Chokri Belaid n’accepteront jamais un ministre de l’Intérieur membre d’Ennahdha et nous ne l’acceptons pas non plus.

«AUJOURD'HUI NOUS SOMMES DANS UNE SITUATION Où LE MODÈLE TUNISIEN EST MENACE…»

Quelles sont les candidats d’Ennahdha, mis à part Jebali, qui sont susceptibles de faire l’unanimité au sein de l’opposition ? Y-a-t-il des candidats que vous refuserez catégoriquement ? On est pour la reconduction de Hamadi Jebali, à l’exception de celui-ci, aucun candidat ne fera l’unanimité au sein de l’opposition. D’ailleurs, je crois que Rached Ghannouchi a proposé le nom de Noureddine Bhiri comme Chef de gouvernement au président de la République. Les deux autres composantes de la Troïka n’y sont pas favorables, Ettakatol est encore attaché à la reconduite de Hamadi Jebali. Quant au CPR, son hostilité à l’égard de Noureddine Bhiri est légendaire. Il demande même sa démission en tant que ministre de la Justice. Nous avons défendu un gouvernement dépolitisé, si c’est pour se retrouver avec un faucon d’Ennahdha à la tête du gouvernement ce n’est pas acceptable. Tous les noms proposés par Ennahdha sont des faucons, pour nous c’est blanc bonnet, bonnet blanc.

«NIDAA TOUNES A UN POIDS NON NÉGLIGEABLE, MAIS IL N'A PAS LA SYMBOLIQUE NI LA TAILLE HISTORIQUE QU'A UN PARTI COMME AL MASSAR…»

Que rétorquez-vous à ceux qui affirment qu’une alliance Nidaa-Massar est contre-nature ? En temps normal, cette alliance pourrait ne pas avoir lieu. Aujourd’hui nous sommes dans une situation où le modèle tunisien est menacé. Tous ceux qui croient en ce modèle doivent s’unir, non pas uniquement en vue de le protéger mais aussi le préserver et l’améliorer si possible. C’est de là que vient l’idée de ce large front, qui pour Al Massar, doit aller de Nidaa Tounes jusqu’au Front populaire. C’est un front politiquement pragmatique. C’est le front tunisien.

«NIDAA TOUNES N'EST PAS PLUS NI MOINS LIBÉRAL QU'UN PARTI COMME AL JOUMHOURI OU AFEK…»

Cette alliance est-elle possible sans programme commun ? Il y aura un programme commun. Nous avons plusieurs commissions qui y travaillent régulièrement. C’est un front qui, en cas de victoire sera amené à gouverner, donc malgré nos divergences il faudra trouver un terrain d’entente et s’accorder sur un programme commun. Il y aura un seul programme, des listes uniques et un seul discours lors des prochaines élections.

«L’EXISTENCE D'UN PARTI ISLAMISTE DANS LE PAYSAGE POLITIQUE CRISTALLISE ENCORE PLUS LES CLIVAGES…»

Cette alliance n’est-elle pas cannibale, vu le poids de Nidaa Tounes, à l’image de ce que vit le CPR et Ettakatol actuellement dans le sens où ils ne font que s’aligner sur les positions d’Ennahdha ? Ne risque-t-on pas d’assister à un éclatement d’Al Massar ? L’état d’esprit n’est pas le même. Nous sommes partis des préoccupations des Tunisiens et non dans une optique de partage ou distribution du pouvoir. Nidaa Tounes a certes un poids non négligeable, mais il n’a pas la symbolique ni la taille historique qu’a un parti comme Al Massar, un des plus anciens partis politiques. Le poids actuel et la portée historique combinés, donne le cocktail qu’est l’Union pour la Tunisie. L’Union pour la Tunisie va regrouper en son sein différentes orientations, nous aurons donc une synthèse entre différents programmes et c’est avec cette synthèse que nous gouvernerons demain. Aucun parti ne prendra le dessus. Ça sera l’union par le programme.

«LA PÉRIODE N'EST PAS PROPICE AU COMBAT DES IDÉOLOGIES…»

Nidaa Tounes est plutôt classé comme un parti libéral, et la politique qu’a menée Beji Caïd Essebsi pendant la période transitoire était libérale. Cette synthèse le sera-t-elle aussi ? Je peux vous affirmer que Nidaa Tounes n’est pas plus ni moins libéral qu’un parti comme Al Joumhouri ou Afek qui compte des libéraux également. Nidaa Tounes compte parmi ses cadres des syndicaux comme Taieb Baccouche, Mohsen Marzouk, qu’on ne peut pas encarter comme libéraux ainsi que des gens venus de la gauche. Quant à la première période transitoire qu’a conduit Beji Caïd Essebsi, personne n’aurait pu gouverner autrement, vous auriez mis le Front Populaire au pouvoir, ça aurait été la même politique vu les circonstances exceptionnelles que traversait le pays. Le social restera notre préoccupation, et tout gouvernement devra se tourner vers le social.

«IL FAUT SE SOUCIER DES PROBLÈMES DES TUNISIENS…»

La gauche tunisienne a-t-elle perdu toute crédibilité à cause de l’effritement des partis et l’amalgame gauche-laïcité-athéisme ? Toute l’histoire de la gauche est traversée par ces clivages. Bien sûr l’existence d’un parti islamiste dans le paysage politique tunisien cristallise encore plus ces clivages, c’est aussi un argument qui a été constamment utilisé par Ennahdha. La période n’est pas propice au combat des idéologies, il faut qu’on évite de tomber dans le piège des batailles inutiles, nous sommes tous tunisiens. Il faut qu’on aille vers les gens, que nous nous penchions davantage sur les préoccupations des Tunisiens, qu’on se soucie de leurs problèmes. C’est le seul moyen d’éviter de tomber dans le piège de ces clivages, qui sont montés de toutes pièces.

Propos recueillis par Bechir Abdelmoumen




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