Le billet de Hatem Bourial - Les jours où Tunis avait une tête d’enterrement

Le billet de Hatem Bourial - Les jours où Tunis avait une tête d’enterrement
Chroniques
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Non loin du cimetière du Jellaz, il a fallu que je tombe sur le plus improbable des habitants que doit compter la ville de Tunis. Le visage émacié, le teint blafard, l’homme me demande : «Je viens d’entendre des coups de feu. Et je vois des gens courir dans tous les sens. Et puis, c’est quoi cette foule ?» Je lui expliquai en deux mots. Et, à ma grande surprise, il n’était au courant de rien. Ni pourquoi tous les rideaux de l’avenue Manachou étaient baissés, ni pourquoi l’accès à l’autoroute était bondé par des bus et des voitures en stationnement, ni même pourquoi une foule pareille s’était agglutinée partout dans les parages : sur les abris du métro, les toits des immeubles et même au-dessus de l’hôpital militaire. Magnanime, l’homme répondit lapidairement à mes explications : «Que Sidi Belhassen auprès duquel il va reposer veille sur lui.» Et c’est vrai que du haut de sa colline, le marabout de Sidi Belhassen semblait veiller silencieusement sur ces funérailles de tous les risques. MOSAIQUE HUMAINE POUR UN DERNIER HOMMAGE L’enterrement de Chokri Belaïd avait une allure de kermesse populaire. L’atmosphère, au début, jusqu’à 13h30, me rappelait celle du 20 mars dernier sur l’avenue Bourguiba. Des anonymes côtoyaient des stars, Fadhel Jaibi ou Moncef Dhouib circulaient au milieu de la foule, des femmes nombreuses agitaient des drapeaux et, parfois, des familles entières semblaient s’être donné rendez-vous. Les petits délinquants de la ceinture de Tunis étaient aussi venus en masse. Très populaire à El Kabaria où il avait un temps vécu, Belaïd, avec sa gouaille populaire, savait convaincre ces jeunes sans horizons. Malheureusement, nombreux sont parmi eux, ceux qui étaient venus pour tenter d’infiltrer une possible manifestation vers le centre-ville. D’autres se distingueront en essayant d’envahir la fourrière municipale mais seront repoussés par la police et, en un premier temps, dissuadés par la noria des hélicoptères de l’armée. Aux abords du cimetière, la présence policière n’est pas impressionnante. Il semble fort que de nombreux agent de l’ordre aient été fixés au centre-ville par d’autres groupes de casseurs qui ont tout l’air d’agir en service commandé. LES JOURS QUI ONT MEURTRI TUNIS Je ne veux pas céder à la paranoïa. Mais j’ai très peur que les événements qui s’étaient produits la veille reprennent, en plus grave, en ce jour où tout le monde ne veut pas voir réussir la grève générale. Ce simple mot me renvoie au souvenir du 26 janvier 1978, ce jeudi noir durant lequel, sur fond de grève générale, de nombreuses victimes étaient tombées sous les balles, sur les mêmes avenues qui aimantent manifestants et pillards. Cela me ramène aussi à d’autres souvenirs pénibles : 3 janvier 1984 lorsqu’une foule en colère envahit Tunis dans une frénésie de destruction ; 6 juin 1967 lorsqu’enfant, je vis les manifestants détruire plusieurs siècles de quiétude relative de la communauté juive tunisienne. Je prie silencieusement : «Puisse le 8 janvier 2013 ne pas entrer dans le décompte macabre des jours qui ont changé l’histoire de Tunis. Puisse le martyre de Chokri Belaïd n’être entaché d’aucune autre souffrance.» UNE SOUFFRANCE INTIME Le 6 février, jour de l’ignoble assassinat à l’origine des funérailles d’aujourd’hui, j’étais comme désespéré. Je me suis réfugié depuis dans l’écriture et tenté d’exorciser mes propres démons. Ce meurtre abominable a fait renaître en moi le propre souvenir d’une agression sauvage que j’ai subie sur le campus de Tunis en 1980. Cette agression qui a radicalement changé ma vie n’a depuis jamais cessé de me tarauder. Des islamistes avaient ce jour-là envahi le campus et je m’étais trouvé sur leur chemin. Deux d’entre eux n’ont rossé, malmené, roué de coups. Peut-être était-ce à cause de mes cheveux longs, peut-être ma dégaine, peut-être mes sympathies politiques qu’ils pressentaient car ils s’étaient rués sur moi, sans autre forme de procès. J’ai dû faire beaucoup d’efforts cette semaine pour ne pas consacrer ma chronique hebdomadaire dans le journal « Tunis Hebdo » à cet événement qui fut le pivot de ma vie. Pourtant, me voilà, me confessant de nouveau à vous car cette blessure jamais fermée a de nouveau surgi lorsque j’ai appris la mort de mon camarade Chokri Belaïd. Après cette agression, c’en était fini de mes études. Complètement traumatisé, je ne remettrai plus les pieds au campus. Je prendrai une autre voie… LACRYMOGÈNES AU JELLAZ Machinalement, dans la rumeur sourde des hélicoptères, j’ouvre la radio de mon téléphone portable. Toutes les radios sont branchés sur l’évènement avec des programmes spéciaux au cours desquels des politiques dissertent jusqu’à la nausée. Chacun en rajoute une couche de la vérité qu’il croit uniquement sienne. Est-ce décent ? Allez-savoir… Autour du cimetière, la foule grossit. Les abords du Jellaz grouillent de monde, les immeubles alentour aussi. Même les toits de l’hôpital militaire sont pleins de monde. Tout comme les hauteurs de Borj Ali Raïs investies par des gens venus parfois par bus entiers. Tout à coup, l’odeur âcre des lacrymogènes commence à monter et le mouvement de foule devient impressionnant. La clameur monte : «Ce sont des casseurs qui ont envahi la fourrière et la police tente de les déloger !» Mes appréhensions prennent forme. Les minutes qui suivirent seront dramatiques : incendies de voitures, gaz lacrymogène qui s’infiltre dans le cimetière, renforts qui n’arrivent pas, panique dans la foule. LA TOMBE DE TAHAR HADDAD Le convoi funèbre arrive à 14h45 : la foule honore le martyr en saluant le cortège au son d’un redoutable «Le peuple veut la chute du régime». Les larmes de peine et de colère se mêlent aux larmes que font couler les lacrymogènes. Tout à coup, je pense à la tombe de Tahar Haddad, fervent féministe et syndicaliste historique : Il repose ici au Jellaz et sa tombe a été profanée il y a quelques mois et ses livres brûlés. Comme Chokri Belaïd, les funérailles de Tahar Haddad avaient été souillées par la haine intégriste qui avait alors demandé à ce qu’il ne soit pas enterré parmi les musulmans. 80 années plus tard, les mêmes imprécations ont été proférées à l’encontre de Chokri Belaïd. Sur les pages Facebook des réseaux de la haine fleurissent les appels à ne pas le laisser enterrer avec les musulmans. Avec les menaces d’usage… Comme au siècle dernier… Au loin, à l’intérieur du cimetière, les slogans fusent alors que, devant moi, les échauffourées redoublent de violence entre la police et de véritables gangs qui commencent à se replier mais risquent de déferler sur le centre-ville. Pourtant, cette vague délinquante était facilement prévisible. Selon ce que j’entends autour de moi, Sousse a aussi connu des tentatives similaires. Hier, Sfax et Tunis avaient subi un assaut destructeur qui annonçait les violences criminelles et crapuleuses d’aujourd’hui. J’avais traversé Tunis hier, de long en large. Ce fut aussi le cas mercredi car je n’ai eu aucun autre recours qu’une navette à pied de Montfleury à l’Ariana. Mercredi, la pluie et l’absence du métro donnaient le ton ainsi qu’une rumeur - démentie rapidement - de couvre-feu. Sur le chemin du retour, alors que je m’abritais de la pluie sous un arbre, un automobiliste offre de m’accompagner. Comme ça, spontanément, sans me connaître et malgré mon allure plutôt chaotique. Par chance, il allait à Hammam-Lif et me déposera juste en face du Jellaz où je me retrouve aujourd’hui. L’ÉTRANGE RÉVEIL NATIONAL DES CASSEURS Les casseurs continuent leurs méfaits, la police regagne du terrain et, dans le cimetière, la cérémonie est en voie de s’achever. Je crains plus que tout cette sortie des milliers de gens en colère venus enterrer Chokri Belaïd et dont certains voudraient en découdre avec la police et le gouvernement. Hier, en ville, j’ai trouvé que Tunis avait une gueule sinistrée, une tête d’enterrement : les bureaux fermés plus tôt, des abribus détruits, de rares voitures, des traces des émeutiers, des gosses aux allures louches un peu partout… Au milieu de l’après-midi, un mouvement de panique saisit le métro au Passage. Six ou sept rames étaient immobilisées avec des passagers qui en descendaient alors que les gaz lacrymogènes s’infiltraient partout. Retour chez moi, les nouvelles en provenance de Bab Djedid hier soir, parlaient d’une descente de police dans le quartier et de dizaines d’arrestations. La veille, Bab Djazira avait été le théâtre d’une véritable guerre de tranchées entre délinquants et forces de l’ordre après la mort d’un policier. Ma paranoïa se rappelle à mon bon souvenir. Je sais, les casseurs sont friands de pareils événements mais depuis quelques jours, ils semblent agir en conquérants un peu partout dans la ville et dans le pays. Nous sommes en quelque sorte revenus à l’esprit des terribles journées de pillage de janvier 2011. Et, dans certains milieux, le mot «révolution» rime avec celui de «pillage». MONCEF BEY, SIDI AMOR, BOURGUIBA… La cérémonie funèbre touche à sa fin. Chokri Belaïd entre dans la mémoire du Jellaz. Son enterrement me fait revenir en mémoire celui de Sidi Amor Fayache que je suivis, enfant, au milieu d’une foule impressionnante. Il me renvoie aussi à la mémoire d’autres funérailles mythiques qui ont ponctué l’histoire du Jellaz : Moncef Bey enterré dans la ferveur populaire ; Ali Chouereb, bandit au grand cœur accompagné en sa dernière demeure par le peuple des faubourgs ; Hédi Berrekhissa, fauché à la fleur de l’âge sur un terrain de football ; d’autres tombes encore qui me parlent et me racontent mille histoires, mille vies, mille deuils. Puis je ne sais pourquoi mes pensées vont à Ben Ali. Il avait volé à Bourguiba les funérailles qu’il méritait. Et par un coup que seul le destin sait produire, le voici en exil, dans l’attente d’une tombe anonyme, perdue dans le désert arabe… Hier encore, le portrait géant de Ben Ali me narguait en pleine avenue, anachronique sur une affiche de film, celui de Mohamed Zran intitulé «Dégage». L’OMBRE DE FARHAT HACHED Mon esprit revient au Jellaz, à Chokri Belaïd qu’on enterre, à tous ces pressentiments dont il faisait part à ses proches, au combat qui continue, à l’indécence de certains politiciens et la violence des fondamentalistes. Tombé sous les balles, Chokri Belaïd a eu la même destinée que Farhat Hached. Tous deux, proches par les idées, sont morts assassinés par des terroristes. Pour Hached, ce furent les agents de la sinistre Main Rouge qui terrorisait les indépendantistes tunisiens. Pour Belaïd, ce sont certainement d’autres Tunisiens qui ont commis ce crime abject. Les temps ont changé… Mais les gestes des assassins n’ont pas changé : aveugles, haineux et suivis par une fuite peu glorieuse… Maintenant, Chokri Belaïd repose auprès des martyrs. La foule se disperse peu à peu. Le péril guette encore : que va-t-il se passer au centre-ville ? Comment cette journée du 8 février va-t-elle s’achever ? Pour l’instant, malgré les incidents déplorables dûs aux casseurs, rien de très grave n’est à signaler. J’apprends qu’une voiture pleine d’armes blanches a été découverte près du centre-ville de Tunis. La police l’a saisie. Mais des doutes quant à ce réveil brutal – et national – des petits délinquants continuent à m’assaillir. Cette coïncidence des méfaits à Tunis, Sousse, Sfax, Jendouba et le Kef comme l’annoncent les radios m’intrigue. Malgré moi, je soupçonne des mains invisibles… AU NOM D’ENNAHDHA D’autres mains, militantes celles-là et appartenant aux islamistes d’Ennahdha, se sont aussi mobilisées aujourd’hui. En effet, des manifestants, au nom d’Ennahdha, ont manifesté après la prière du vendredi pour réclamer le statu quo. Au Bardo, à Sousse et Monastir, ils (avec eux, « elles » sont quantité négligeable) ont exigé le « maintien de la légitimité électorale du 23 octobre » et promis de donner leur sang au maintien de cette légitimité. Plus troublant, dans certaines villes, aux côtés des forces de police, les membres des ligues de protection de la révolution ont opéré bénévolement et en tant que volontaires pour repousser les casseurs. Dans d’autres villes, comme Béja, les prières du vendredi ont été suivies de manifestations unitaires (C’est un fait important) contre toutes les violences politiques. En tout état de cause, espérons que nul ne tentera un amalgame coupable entre les casseurs et le peuple endeuillé par la mort de Chokri Belaïd. Ces délinquants n’ont rien à voir avec les démocrates modernistes et socialistes. Leur identité est celle de petits criminels et seul Dieu sait qui a attisé leur cupidité et aiguisé leur voracité. CES FUNÉRAILLES NE SERONT PAS UN «TOMBEAU POUR LA DÉMOCRATIE» Paix à l’âme de Chokri Belaïd. Il repose désormais dans l’humus du Jellaz. Malgré les prédicateurs de la haine, ses funérailles qu’ils promettaient de transformer en tombeau pour la démocratie ont été l’hommage national que méritait cet homme tombé sous les balles de l’intolérance, cet avocat qui a déployé son énergie pour défendre tous les militants emprisonnés faisant toujours abstraction de leur couleur politique, ce ténor de la gauche tunisienne animé par une fois indestructible en la cause du peuple et des travailleurs , ce patriote enfin qui n’a jamais quitté la Tunisie tout en menant son combat de front contre un pouvoir qui ne lui a jamais fait de cadeaux. Ils ne sont pas nombreux parmi les chefs de partis actuels à pouvoir en dire autant. J’arrive au bout de cette journée passée en partie au Jellaz. La tristesse me domine. Une certaine appréhension aussi. Faut-il que mes pas se dirigent vers le centre-ville ? Vaudrait-il mieux rentrer chez moi, à dix minutes du cimetière du Jellaz ? J’appréhende d’autres incidents. Et, en mon for intérieur, je crains pour la tombe de Chokri Belaïd. Des ultras islamistes ont juré de la profaner. Qui les en empêchera ? Car ni la pudeur, ni le repos éternel des morts ni leur condamnation unanime par le peuple tunisien ne semblent devoir arrêter la haine qui les porte… A LA RECHERCHE D’UN COMPROMIS HISTORIQUE Pas à pas, je reviens vers mon domicile, rêvant à un compromis historique entre islamistes et destouriens pour que les années de plomb s’éloignent de nous. Le pas fait par Hamadi Jebali, que nul n’attendait comme homme d’un compromis historique, me rassure pour l’avenir. Son propre parti le laissera-t-il agir ? Déjà, la base islamiste gronde alors que les politiciens professionnels en réclament d’avantage. Ne comprendront-ils jamais qu’une convergence est toujours possible entre islamistes éclairés et modernistes patriotes, entre conservateurs et progressistes ? Les deux périls ultimes, les deux écueils qu’il s’agit d’éviter, nous les connaissons tous : accepter la confusion entre religion et Etat ; laisser la politique politicienne étouffer les grands desseins pour le progrès social, la croissance économique et le développement culturel. Ceci nous le savons tous. Dès lors qui refuse que la sagesse l’emporte ? Qui s’entête à creuser la fracture entre Tunisiens et dans quel inavouable intérêt ? Inépuisable discussion. Nous y reviendrons peut-être… Aujourd’hui, j’ai ouvert mes yeux et mon cœur et il est temps de rédiger ces notes et les partager avec mes amis lecteurs, fussent-ils anonymes…



Le billet de Hatem Bourial - Tunisie, sans un sursaut de dignité, des années de plomb nous attendent

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