Sihem Ben Sedrine : « Le Tunisien n’a plus peur »

Sihem Ben Sedrine : « Le Tunisien n’a plus peur »
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Militante des Droits de l’Homme de la première heure, Sihem Ben Sedrine livre ses sentiments sur la situation actuelle du pays, proposant au passage ses solutions et ses recommandations pour ne pas sombrer dans une nouvelle dictature. De la justice transitionnelle au processus électoral, en passant par la réforme des médias, de la police, de la justice, ainsi que la lutte contre la corruption, cette femme à la tête du Conseil des libertés pour la Tunisie, s’est fixée plusieurs missions… Depuis le 14 janvier, y a-t-il eu une amélioration au niveau des libertés ? Il y a une nette amélioration. Le peuple tunisien n’a jamais atteint ce degré de liberté d’expression auparavant que ce soit au niveau de la prise de parole ou celui de l’espace public. Personne ne peut le nier. Je mets d’ailleurs cette liberté en parallèle avec le seuil de la peur qui a baissé largement et qui fait que le citoyen est désormais face à un défi. Il n’a plus peur et quelle que soit l’autorité qui tente de freiner sa liberté ou de la limiter, le Tunisien se dresse et la revendique. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas une tentation autoritaire de la part des appareils traditionnellement répressifs comme l’appareil policier et judiciaire. Et malgré les changements qui ont prévalu dans ces deux institutions, certaines pratiques relevant de l’ancien régime ont persisté. En tant que Conseil national pour les libertés en Tunisie, nous avons demandé à nos partenaires de la Fédération internationale des Droits de l’Homme de nous accompagner pour une mission d’enquête, de mener une investigation sur la répression après le 14 janvier. De janvier à mai, nous avons pu recenser et documenter les vieux réflexes de répression. Suite à cette enquête, un rapport et des recommandations ont été établis afin de dépasser ces vieux réflexes. Ce rapport dit clairement que les pratiques de répression des libertés privées et publiques persistent. Bien entendu, cela n’a aucune commune mesure avec ce que nous avons vécu sous l’ancien régime. Ce n’est pas la même chose, mais ces pratiques existent. L’appareil policier et l’institution judiciaire ont besoin d’être réformés pour pouvoir jouer pleinement leur rôle dans la nouvelle Tunisie qui est en train d’être construite. Est-ce pour cette raison qu’a été créé le Centre de Tunis de justice transitionnelle ? Ce centre, qui a obtenu son visa au mois d’août dernier, a pour principal objectif, de proposer des mesures d’accompagnement qui permettent de remplir les fonctions centrales dans cette période transitoire de ce que pourrait être une vraie justice. Les objectifs de la justice transitionnelle sont de parvenir à la réconciliation de l’ensemble des partenaires politiques et sociaux notamment, et à la réconciliation entre les tenants de l’ancien régime et les «révolutionnaires». Donc à une réconciliation qui doit venir après avoir engagé un processus de «rendre compte» des actes et des crimes politiques et économiques qui ont été commis. C’est un processus que nous allons proposer et qui passe d’abord par l’écoute. C’est un processus de vérité. Les Tunisiens doivent pouvoir s’exprimer à travers un mécanisme qui devrait être mis en place par l’Etat. C’est un processus d’écoute des victimes qui sont face à leurs bourreaux et qui vont publiquement leur demander des comptes. Ce processus va permettre, à terme, d’obtenir une réconciliation nationale. Car s’il n’y a pas ce travail de vérité sur ce qui s’est passé, un travail qui permette de démanteler l’ancien système, il sera difficile d’aller plus en avant pour obtenir la réconciliation et tourner la page. Tourner la page signifie justement qu’on a traversé ce processus. Or, ce processus ne peut pas être fait uniquement par le système judiciaire. Ce système ainsi que l’appareil policier ont eux-mêmes besoin d’être réformés afin de tourner définitivement la page. Pouvez-vous nous citer des exemples qui concernent la justice transitionnelle ? La justice transitionnelle est un processus qui dure des années et est basé sur trois mécanismes centraux. Le premier est un mécanisme de justice pénale (nationale et internationale). Il va falloir déférer des gens devant les tribunaux. Que ce soit à Tunis ou à l’étranger pour les fuyards, les grands et petits criminels devront passer devant les tribunaux. Il y a un axe de réparation et de réhabilitation des victimes. Une réparation pas seulement matérielle mais également symbolique par un acte public de reconnaissance des crimes qui ont été commis sur ces personnes. Le troisième point est un axe de réforme institutionnelle, que ce soit la réforme de l’administration celle de la justice ou de la police. Donc, quand on parle de justice transitionnelle, on parle de ces trois axes en même temps. Le 28 octobre est d’ailleurs prévu un congrès international qui va mettre ensemble les parties prenantes tunisiennes et des invités étrangers qui appartiennent à des expériences de justice transitionnelle mondiale que ce soit en Afrique du Sud, en Amérique latine ou en Europe. Ils vont participer avec nous à des ateliers pour formuler ensemble les besoins et surtout le modèle de justice transitionnelle tunisiens. Parce que les expériences diffèrent selon les pays. Il est très important que par un débat entre les Tunisiens d’abord, mais aussi en nous inspirant des expériences étrangères, on puisse formuler le modèle tunisien. La justice transitionnelle a donc pour objet de résoudre l’héritage du passé en apportant des solutions qui ne seront pas classiques. Cela serait beaucoup trop long. On fera intervenir des procédures et des mécanismes de vérité comme la prise de parole publique. Chose importante, les initiateurs du projet ne sont pas des initiateurs qui viennent uniquement du confluent de l’opposition. Il y a également des gens qui viennent du système lui-même. Des gens intègres qui n’ont pas trempé dans des pratiques de corruption. Ensemble, on va faire une remise en cause et un gros nettoyage pour en finir définitivement avec le legs de Ben Ali. Une campagne s’est déclenchée contre vous à propos du Centre de justice transitionnelle. Votre avis sur ces attaques ? Toute une campagne a été effectivement déclenchée contre les initiateurs du processus. Ceux qui appartiennent au système sont pointés du doigt parce qu’ils ont décidé de travailler avec des gens de l’opposition. Et les «opposants» sont critiqués parce qu’on ne comprend pas qu’ils puissent faire appel à des gens du système au cours de ce processus. Ce qui dérange c’est cette initiative qui tente de passer à l’étape suivante. Ceux qui sont embêtés par cela, ce sont justement les résidus de l’ancien régime qui se sentent visés par cette initiative et qui ont peur de voir un jour des dossiers mis au grand jour, des archives lues publiquement, etc. Ils essaient donc de bloquer ce processus. Du dossier des martyrs en passant par bien d’autres, tout sera clarifié ! On ne pardonnera pas en tournant la page comme ça. Et même s’il y a pardon ce sera au terme d’un processus de reconnaissance de la faute. Le plus important c’est que la faute soit identifiée comme telle. Mais aux gens qui ont tué, torturé ou volé l’argent public, on leur demandera des comptes. Et ceux qui doivent payer payeront. Lorsque la victime sera publiquement face à son bourreau, il se pourrait qu’au terme de ce face à face, le bourreau reconnaisse sa faute et que la victime, satisfaite, lui pardonne sans chercher à régler des comptes. Il se pourrait également que la victime veuille le poursuivre en justice et ce serait son droit. En tant que militante des droits de l’Homme, en quoi va également consister votre action ? Le travail des ONG de droit humain, est énorme. Au Conseil des libertés, nous nous sommes donnés pour mission de travailler sur cinq chantiers. Le premier chantier concerne le processus électoral. Il est très important de réussir les élections du 23 octobre. Pour nous, peu importe qui va être élu. La réussite de ces élections est liée à la manière dont elles vont se dérouler. Comment les vainqueurs vont-ils être élus ? Telle est la question fondamentale. Si nous réussissons à faire de ces premières élections, réellement des élections libres et transparentes ce sera la première pierre posée dans l’édifice démocratique. En tant que société civile, nous travaillons à la transparence de ces élections. C’est un énorme défi pour nous. Et nous pensons que les clivages, ce ne sont pas les oppositions gauche/droite, islamistes/modernistes, par exemple. Le clivage c’est entre ceux qui croient en la démocratie et ceux qui veulent réinstaurer la dictature, entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires. Concrètement, l’ennemi n’est pas l’islamiste et l’ami n’est pas nécessairement le moderniste. Voilà où se situe l’axe de clivage. Chez les islamistes il y a des amis de la démocratie, comme il y a des ennemis de celle-ci. Chez les modernistes il y a également des amis de la démocratie mais aussi des ennemis de la démocratie. Dire également que le démocrate est celui qui va limiter le mandat et la compétence de la Constituante, est antidémocrate. Le démocrate est celui qui va respecter le langage des urnes. Le deuxième chantier est la réforme des médias. Les médias jouent un rôle crucial dans le processus d’établissement de la démocratie parce que ce sont eux qui apportent au citoyen les éléments d’information qui lui permettent de former un jugement. Et si les médias ne jouent pas leur rôle, désinforment et censurent, l’opinion publique est alors désarçonnée et ne sait pas à quel saint se vouer. Et la sincérité des élections s’en ressentirait. L’impact sur le processus électoral serait direct. Aujourd’hui, nous constatons que les médias ne se sont pas complètement libérés des démons de Ben Ali. Nous héritons, à quelque chose près, du même paysage médiatique. Même s’il y a des tentatives de modification de la rhétorique, de certaines pratiques, etc., ces médias restent dirigés par les mêmes leaders. Il se trouve des journalistes qui veulent se libérer du carcan du passé, mais ils font face aux mêmes pratiques que par le passé. Aujourd’hui, les lobbies de la désinformation, ceux qui veulent contrôler les médias, sont en train de se reformer. Nous n’avons plus d’ATCE (Agence tunisienne de la communication extérieure), mais nous avons une sorte d’ATCE décentralisée dont une bonne partie se trouve au Premier ministère. Le plus gros morceau du lobby se trouve dans ce ministère où ils actionnent leurs réseaux pour contrôler les médias par des moyens plus ou moins obscurs. Le secteur des médias est vraiment malade. C’est même le grand malade de la Tunisie post-révolutionnaire. Il a besoin d’une réforme sérieuse, d’une régulation, d’une sérieuse bouffée d’oxygène. Nous comptons sur l’après Constituante pour peut-être obtenir que de vrais changements soient réalisés. Parce que tant que ce gouvernement provisoire continue de faire la part belle à ces lobbies, que j’appelle les lobbies Abdelwahab Abdallah en référence aux mécanismes qu’il a installés, la situation ne changera pas. Les radios indépendantes dont Radio Kalima, qui n’ont toujours pas leur visa, sont le meilleur exemple de leur peur de ces nouveaux médias. Les trois autres chantiers concernent la réforme de la police, de la justice et de l’administration (lutte contre la corruption). Ce sont des chantiers sur lesquels nous nous sommes penchés en tant que contre-pouvoir. Et c’est pour cela que nous dérangeons beaucoup. Votre avis sur la situation actuelle du pays ? Le Tunisien n’acceptera jamais de retourner à la case départ. Pour moi, cette volonté de se dresser contre toute forme de déviance est ma garantie. Mais tout en étant assurée de cela, je reste vigilante et je constate que des forces sont en train de conspirer contre la révolution et cherchent à rétablir leurs privilèges et leur pouvoir. Aujourd’hui, ils ont peur de ces élections. Et parce que les résultats restent une inconnue, cela les pousse à conspirer contre la future Constituante. Ils cherchent, d’un côté, à nous menacer par des actes de violence qu’ils sont en train de fomenter dans le cas où ces élections seraient en leur défaveur. Ils essaient, d’un autre côté, d’acheter des voix en utilisant l’argent sale. La troisième tentation qu’ils ont est de limiter le mandat et la compétence de la Constituante. Ils veulent lui ôter sa légitimité en prolongeant la vie du gouvernement provisoire, et lui enlever son pouvoir de légiférer. Et qui va légiférer à sa place ? Le comité Ben Achour qui n’a aucune légitimité et qui n’a pas respecté son mandat et a abusé de la confiance accordée pour promulguer des lois, pour fabriquer des décrets-lois en catimini, sans débat public, sans transparence. Selon moi, ils ont trahi leur mission et ils veulent continuer à exercer leur pouvoir illégitime après la Constituante. Il va de soi que pour moi, le gouvernement Caïd Essebsi doit s’en aller le 24 octobre. C’est un gouvernement qui n’a pas respecté son mandat et a tenté de rétablir certains privilégiés dans leurs privilèges. Qu’espérez-vous des élections ? Si on réussit, ce sera énorme ! J’ai confiance dans cette Constituante et en les représentants qui y seront élus. Le 24 octobre, l’armée, qui a joué un rôle patriotique et que je salue, doit retourner dans les casernes. Elle ne doit pas être tentée par le pouvoir et elle n’a pas à diriger ni les entreprises publiques ni les institutions civiles. Elle doit jouer son rôle de gardien et doit rester l’armée républicaine. Comment voyez-vous la Tunisie de demain ? La Tunisie sera un pays qui va jouer le rôle de modèle dans l’ensemble de la région, par les institutions qu’elle aura réussi à mettre en place dans cette période transitoire, mais aussi par la manière de franchir cet espace entre la révolution et la démocratie. Notre pays sera également un modèle économique.

Propos recueillis par Maher CHAABANE - Tunis-Hebdo




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