Le billet de Hatem Bourial - Panthéon approximatif

Le billet de Hatem Bourial - Panthéon approximatif
Chroniques
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J ’habite non loin du Jellaz. De ce fait, je passe souvent devant le petit cimetière des martyrs du 9 avril 1938. Il se trouve non loin des anciens abattoirs, en contrebas de la colline de Borj Ali Raïs. L’année durant, ce cimetière qui n’est pas gardé est, selon ma vision du respect des morts, profané par des gens qui viennent y sacrifier à la dive bouteille. Le lieu est réputé tranquille et on peut s’y isoler, loin des regards car un muret le sépare des tombes voisines. Le cimetière des martyrs est signalé par une simple plaque en marbre en langue arabe. Il n’y a même plus de drapeau car à chaque fois, il est volé. Il n’y a pas un quelconque mémorial pour accueillir les potentiels visiteurs. Pas l’ombre d’un monument aux morts ou d’une flamme symbolique qui préserverait le souvenir. Rien sinon la solitude, l’oubli et un brin de désolation. Je ne sais pas si ce 9 avril sera diffèrent des autres, si par exemple, nous honorerons nos martyrs par une minute de silence à l’échelle nationale. Comme cela se fait en Israël à la mémoire des victimes du nazisme. Je ne le pense pas car cela n’a jamais eu lieu… Et puis, pourquoi se souviendrait-on subitement de ce qu’on a oublié. En quoi ce 9 avril est-il différent de tous les autres ? D’une part, nous avons de nouvelles listes de martyrs et d’autre part, nous leur sommes tout aussi redevables. De plus, nous n’avons pas cessé trois mois durant de nous gargariser du culte des martyrs. Comme chaque année à pareille date, une brigade d’agents municipaux a investi le cimetière et les allées qui y mènent. De la chaux pour rafraichir les murs fanés et des pioches pour extirper les herbes folles. Sans oublier les brouettes pour récupérer les canettes de bière et les bouteilles de vin qui jonchent les lieux. En deux temps, trois mouvements, les martyrs seront de nouveau présentables. On ne sait jamais un improbable ministre pourrait passer… J’en doute fort toutefois car il semble bien que même leurs familles ont oublié ces ancêtres tombés en 1938. Sans vouloir manier le sarcasme, l’état de ces sépultures (et leur résurrection d’un jour) souligne bien nos amnésies et nos morales défaillantes. Nous oublions vite. Nous courbons l’échine souvent. Nous nous mentons comme des arracheurs de dents. Comment allons-nous fabriquer de la probité avec tous nos vices et toutes nos tares ? Comment allons-nous faire du papier blanc avec des guenilles de mille couleurs ? Non loin de Carthage se trouve un mémorial en l’honneur des soldats américains tombés en Tunisie pendant la seconde guerre mondiale. Sur les hauteurs de Gammarth se trouve un cimetière militaire français qui cultive le même souvenir. A travers le pays, plusieurs cimetières du Commonwealth visent les mêmes objectifs. De Medjez El Bab à Takrouna, de Borj Cedria à Ouchtata, plusieurs lieux de mémoire américains, français, allemands et britanniques sont disséminés en Tunisie. Ils ont tous en commun une gestion irréprochable, une propreté indiscutable et l’atmosphère de sérénité qui se dégage de ces lieux de mémoire. Pourquoi n’est-ce pas le cas pour le cimetière des martyrs du 9 avril ? Pourquoi maquille-t-on une fois l’an un lieu quasiment abandonné ? Est-ce cela le devoir de mémoire envers nos martyrs d’hier et d’aujourd’hui ? Je me contenterai de poser des questions. Quelques questions troublantes qui, je l’espère, relativiseront nos hypocrites chimères. Quelques questions désemparées face à ce Panthéon approximatif où reposent des anonymes exemplaires. Comparaison n’est pas raison : pourtant, ces martyrs perdus de vue mériteraient mieux de la République. Comme Bourguiba, comme Hached, je rêve pour eux du plus lumineux des mausolées.
  • Le Jellaz est le grand cimetière musulman de Tunis et chaque 9 avril un jour férié à la mémoire des martyrs qui, en 1938, tombèrent sous les balles du Protectorat français.



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