Ali Chebbi : "L’approche de Fakhfakh ne se démarque pas de celle de Chahed"

Ali Chebbi : "L’approche de Fakhfakh ne se démarque pas de celle de Chahed"
Tunis-Hebdo
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Universitaire, expert en questions économiques internationales, le Pr Ali Chebbi avait été désigné, le 2 janvier 2020, au poste de ministre chargé des Affaires économiques dans le gouvernement Habib Jemli. Un gouvernement qui n’a pas pu entrer en fonction, ayant été récusé lors du vote de confiance à l’ARP. Ali Chebbi avait auparavant occupé le poste de conseiller économique et financier dans le gouvernement Hamadi Jebali en 2012 et était membre du Conseil d’administration de la Banque centrale de Tunisie entre 2012 et 2014 et membre, également, du Conseil d’Analyse Economique (CAE). Comme il avait son propre projet économique (qu’il aurait sûrement commencé à mettre en œuvre si le gouvernement Jemli étaitt passé), nous avons jugé opportun de recueillir son avis sur la manière dont Fakhfakh a enclenché son processus de réformes, au vu, surtout, des questions soulevées par le Chef de gouvernement, lors de l’interview accordée à Ettassia, dimanche 14 juin.Il y a un point particulier qui m’a interpellé dans les propos de Fakhfakh que je voudrais partager avec vous. Le chef du gouvernement a insisté sur le fait que la Tunisie ne recourra plus dorénavant à l'endettement extérieur (à part les 8,5 milliards de dinars programmés dans le cadre du budget de l'Etat 2020). Au vu de l'état actuel des finances publiques et leur creusement dans les années à venir, peut-on accorder un crédit à ce qu’il vient de déclarer et pensez-vous que son « vœu » soit réalisable ? Ali Chebbi : J’aimerais d’abord souligner deux points culminants dans la perspective de mieux contextualiser les propos du Chef du Gouvernement. Le premier est que la situation économique et financière publique que l'actuel Chef du Gouvernement a héritée de l'ancienne équipe dirigeante n'est pas enviable. S’étant embrumée par le Covid-19, cette situation est caractérisée par le défaut de résilience macro-économique synthétisée dans une dette publique non-soutenable depuis 2014 et des pressions inflationnistes structurelles, non-maîtrisables. Outre la contre-performance de la croissance, résumée dans une baisse de la croissance potentielle à un niveau historique de 1,3%, le chômage très élevé a, depuis des années, pris, lui aussi, une tendance structurelle.

"Décider de l’annulation de toute manœuvre de privatisation serait un peu précipité car peu justifié"

Ceci était manifestement dû dans une large mesure à l'approche réductrice, puisqu’à connotation comptable, des mesures de politiques économiques mises en œuvre ainsi que les réformes économiques inappropriées qui avaient été annoncées, cinq ans durant, en épuisant les capacités institutionnelles de l’Etat qui étaient inefficacement mobilisées. Le deuxième point qui n’est pas moins important que le premier est que la difficulté est de taille quand il s’agit d’analyser l’Economique dans un discours politique. Le discours du Chef du Gouvernement incarne une dose de sincérité puisque le ton de sa communication était plutôt rassurant. Cependant, le ‘‘Politique’’ cherche toujours à mettre le doigt sur ses propres réalisations au risque de les personnaliser en atténuant les entorses de route, quitte à ‘‘crier victoire avant la fin de la guerre’’, ou aller dans les détails techniques de spécialisation d’ordre médical, juridique ou même de l’analyse de la politique fiscale, et des nouvelles technologies d’information qui laissent les spécialistes sur leur faim intellectuelle. Néanmoins, dans la dimension économique du discours, il semble que les idées du Chef du Gouvernement, certainement influencées par la conduite du débat par le journaliste, étaient peu structurées. Revenons à la question de la dette extérieure que Fakhfakh a décidé d’arrêter à hauteur de 60% du PIB. Le recours à la levée de fonds sur le marché domestique est-il garanti dans ce cas ? A quelles conditions les agents économiques (banques et particuliers) vont-ils prêter à l’Etat ? Quel serait le rendement réel de l’épargne de ces agents quand on sait que le taux d’inflation est supérieur à 6% ? Ali Chebbi : Cette approche, articulée autour de l’équilibre seulement comptable des finances publiques, ne se démarque pas de celle du Gouvernement de Youssef Chahed et n’exploite pas les outils offerts par la Macro-économie moderne. En fait, la fixation arbitraire à 60% du taux de la dette extérieure n’est pas envisageable, car le PIB en termes nominaux de 2020 n’est pas possible à estimer avec tant d’exactitude ainsi que le taux de l’inflation et les taux de change nominaux bilatéraux du Dinar par rapport à toutes le monnaies de libellé de la dette, même si ‘‘un cadrage macro-économique’’ a été annoncé par le Chef du Gouvernement donnant des prévisions de -4.3% en prix constants.

"Une révision à la baisse du taux directeur est exigée plus que jamais"

La structure de la dette publique devrait être perçue sur la base d’une ‘‘Stratégie d’endettement’’ comportant, entre autres, sa ‘‘structure optimale’’ ainsi que les conditions de sa soutenabilité. Nous aurions souhaité à cet égard que le Chef du Gouvernement évite cette mesure à caractère comptable non-soutenable au profit de ‘‘l’opportunité’’ d’un Programme d’Assainissement Macro-économique et de Consolidation Budgétaire, visant un sentier convergent du ratio de la dette publique. Par ailleurs, en plus du rabattement du taux de rendement sur l’épargne, très peu justifiée théoriquement et pratiquement, une retenue à la source libératoire de 35% sur les dépôts à terme (SICAV) aura des effets négatifs sur l’investissement. Comment un père de famille, fonctionnaire, ne devrait-il pas épargner une partie de son salaire avec un rendement conséquent, et pourquoi les petits porteurs ne devraient-ils pas s’inscrire dans les SICAV puisque le revenu à la source serait taxé de 35% ! L’Etat voudrait monopoliser la distribution des rendements sur l’épargne puisque en contrepartie il adhère à la ‘‘souscription de solidarité’’ qui donnerait un rendement supérieur ou égal à 1% sur les dépôts d’épargne bancaire privée ! Le risque est non seulement l’élargissement des distorsions dans l’économie mais aussi la canalisation d’une partie du revenu permanent des agents économiques vers le financement non-rentable du déficit public, puisqu’impossible que le taux de l’inflation descende en deçà de 1% !

"Fakhfakh n’exploite pas les outils offerts par la Macro-économie moderne"

Je crois que c’est seulement dans l’intérêt du gouvernement que de procéder à une souscription publique à un taux de rendement réel négatif, puisqu’il bénéficiera de la ‘‘taxe sur l’inflation’’ selon ce qui est convenu d’appeler ‘’l’Equivalence Ricardienne’’. La levée de fonds sur le marché domestique est en définitive néfaste pour l’investissement privé ? Ali Chebbi : La levée de fonds sur le marché domestique pendant cette récession inflationniste et de baisse des revenus aura certainement des effets d’éviction sur l’investissement privé et sur la profondeur du marché financier. L’effet d’éviction passerait par le volume des fonds allouables à l’investissement privé et non par le taux de l’intérêt qui en subirait la pression à la hausse sur le marché monétaire. Outre le fait que ‘‘la souscription de solidarité’’ ne présente pas d’opportunités particulières puisque le rendement de long terme est inférieur aux taux de l’inflation entraînant ainsi une baisse du revenu détenu par les créanciers. Concernant la question des entreprises publiques qui accusent un déficit abyssal, êtes-vous de l’avis de Fakhfakh de ne pas songer à les privatiser ? Ali Chebbi : L’approche présentée par le Chef du Gouvernement sur la dette des entreprises publiques conditionnant leur support financier à la performance managériale est aisément défendable, cependant décider de l’annulation de toute manœuvre de privatisation serait un peu précipité car peu justifié. La privatisation est un vecteur de résilience macroéconomique et de développement très pertinent selon les expériences dans le monde quand le dossier est convenablement traité sans tomber dans les excès de la nationalisation ni dans la cession des richesses de l’Etat au privé sans repère de taille optimale du secteur public. Quel rôle pourrait jouer la BCT dans le contexte actuel ? Ali Chebbi : Il serait d’exigence que la BCT s’engage davantage dans la gestion de la crise en investissant les formes modernes d’intervention dans l’économie et fasse l’arbitrage en faveur de la relance économique en relaxant partiellement les actions habituelles qui privilégient l’objectif des réserves de change et par là de l’inflation. A l’instar de plusieurs pays en développement, une révision à la baisse du taux directeur allégeant le coût de financement des entreprises sinistrées et la charge de financement de l’économie par l’Etat, un assouplissement monétaire prudent, et une adoption de nouveaux produits financiers sont exigés plus que jamais. Le contre-argument de la non-comparaison internationale n’est jamais avancé dans la littérature économique en l’absence d’un cadre théorique achevé. La BCT ne peut pas se limiter à des mesures adoptées couramment en période hors-crise.

Propos recueillis par Chahir CHAKROUN Tunis-Hebdo du 22/06/2020




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