Chronique de Hatem Bourial | Entre "Shôkan" et Nuits blanches

Chronique de Hatem Bourial | Entre "Shôkan" et Nuits blanches
Tunis-Hebdo
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Je découvre avec beaucoup de passion le calendrier traditionnel des saisons au Japon. Dans ce calendrier, il existe 24 divisions principales qui vont du «Risshun », le début du printemps, au « Daikan », la période de Grand froid. Ces vingt-quatre séquences saisonnières que les Japonais nomment des « Sekki » sont elles-mêmes divisées en 72 micro-saisons, les « kô » qui durent en moyenne cinq jours. Ce sont ces 72 « ko » qui nous invitent à un voyage à travers l’année japonaise, au plus près des rythmes de la terre, de la montée de la sève et des temps cycliques. Ce qui est formidable, c’est la proximité de ces saisons japonaises de notre calendrier agraire tunisien. En effet, le calendrier que nous nommons « ajmi » se déploie au plus près de la nature et des travaux agricoles. Ce calendrier combine de nombreuses micro-saisons qui composent l’année et la parent de nombreuses métaphores poétiques. Par exemple, l’hiver traditionnel tunisien se subdivise en plusieurs séquences. La première de ces séquences porte le nom des Nuits blanches. Elle se poursuit du 25 décembre au 13 janvier et nous y sommes en plein. En fait, selon notre calendrier traditionnel, l’hiver fait son entrée le 29 novembre et se poursuit jusqu’au 28 février, date de l’avènement du printemps. Après les Nuits blanches, nous vivrons du 14 janvier au 2 février le cycle des Nuits noires. Ces nuits pluvieuses sont une étape importante dans l’éveil de la nature après le gel des nuits antérieures. Au cours de ces nuits au cœur de l’hiver, les travaux agricoles reprennent peu à peu, dans l’attente du printemps. Mais avant cela, il faudra passer par les deux périodes les plus froides de l’année. Ce sont d’abord El Azara qui durent une dizaine de jours du 3 au 13 février. Puis arrive Guerret el Anz (le grand froid) qui se déclinera du 14 au 21 février. Ce n’est qu’à partir de cette date que se fera la descente des Trois braises. Ces braises sont métaphoriques et concernent le réchauffement consécutif de la terre, de l’air et de l’eau. C’est alors que commence le printemps ! Dans le calendrier japonais, les différentes séquences obéissent bien entendu au climat local qui peut beaucoup varier du nord au sud de l’archipel nippon. Selon la tradition, c’est un astronome de la cour qui a théorisé ces cycles saisonniers en 72 micro-séquences. Pour nous familiariser avec ce calendrier, nous allons essayer d’en découvrir les temps successifs et faire connaissance avec le « Ritto » qui correspond au début de l’hiver japonais…

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Le « Ritto » commence au début du mois de novembre lorsque les camélias et les jonquilles fleurissent et que les terres commencent à geler. Arrive alors le « shôsetsu », ce temps de la petite neige lorsque les arcs-en-ciel se cachent alors que le vent du nord emporte les feuilles des arbres et que les feuilles des mandariniers fleurissent. C’est alors, au début du mois de décembre, l’arrivée de la Grande neige que les Japonais nomment « Taisetsu ». A cette époque de l’année, le froid arrive et l’hiver véritable commence. La nature s’engourdit alors que les ours entrent en hibernation et les saumons se regroupent en bancs compacts. Le « Tôji » fait alors son avènement. Il s’agit du solstice d’hiver qui va se déployer du 22 décembre jusqu’au 4 janvier. Durant cette période, les brunelles poussent, le cerf perd ses bois et le blé commence à pousser sous la neige. Le « Shôkan » peut enfin commencer. C’est le Petit froid qui précède le « Daikan », ce Grand froid qui ira jusqu’au 3 février. Lors du Petit froid, le persil fleurit, les sources se dégèlent et les faisans se remettent à chanter. Ensuite, le Grand froid verra les pétasites bourgeonner, la glace s’épaissir sur l’eau et les poules commencer à pondre leurs œufs. C’est la fin de l’hiver et bientôt le printemps arrivera. Plein de poésie et d’observations de la nature, ce calendrier japonais répond à celui qui rythme la vie de nos campagnes ainsi que les travaux et les jours. C’est le même esprit agraire qui préside aux deux calendriers et on pourrait quasiment les croiser pour traquer les nombreuses occurrences. Ainsi, le « Risshun », ce début du printemps, se caractérise par le vent de l’est qui fait fondre la glace alors que les fauvettes chantent à nouveau dans les montagnes et que les poissons jaillissent de la glace. La période du « Risshun » va du 4 au 18 février. Elle est suivie par celle de « Usui », un terme qui signifie l’eau de pluie. Cette période nous fait immanquablement penser à celle des « hsoum ». Du 19 février au 5 mars, la pluie va commencer à humidifier la terre, la brune commencera à s’attarder alors que l’herbe se remet à pousser et que les arbres bourgeonnent. La micro-saison suivante se nomme « Keishitsu » et désigne le réveil des insectes qui sortent de leur hibernation alors que les premiers pêchers fleurissent et les chenilles se changent en papillons. Le « Keishitsu » se poursuit du 6 au 20 mars et ouvre la voie au « Shunbun », l’équinoxe du printemps. Durant les quinze jours que dure le «Shunbun », du 21 mars au 4 avril, les moineaux commencent à nicher, les premiers cerisiers sont en fleurs et le tonnerre se fait entendre. La belle saison arrive, c’est celle du « Seimei », une micro-saison qui conjugue pureté et clarté. En ce temps de l’année, les hirondelles sont de retour, les oies sauvages volent vers le nord et les arcs-en-ciel traversent le ciel. Et à chaque fois, c’est une nouvelle micrao-saison d’à peine une semaine qui vient confirmer le renouveau de la nature. Du 20 avril au 4 mai, c’est le temps du « Kokun », un terme qui signifie « pluie de grains ». Ce sont alors les roseaux qui poussent, le gel qui disparait et les pivoines qui fleurissent. Nous sommes au seuil du « Rikka », c’est-à-dire au tout début de l’été. La saison est marquée par la poussée des bambous, le chant des grenouilles et les vers de terre qui refont surface. Ce début de l’été se poursuit du 5 au 20 mai et débouche sur une micro-saison nommée « Shôman », ce qui signifie « légers mûrissages ». C’est alors que le blé mur est moissonné et que les vers à soie se régalent des feuilles de mûrier. La saison du « Bôshu » vient ensuite. C’est celle des germes et des grains, celle aussi des herbes mortes qui renaissent ou des prunes qui jaunissent. Le solstice d’été survient tout de suite après. Il est nommé « Geshi » et se poursuit jusqu’au 6 juillet. Tout de suite après, deux micro-saisons vont se succéder. Elles sont très proches de notre « Aoussou » et se nomment « Shôsho » (Petite chaleur) et « Taisho » (Grande chaleur). Le vent chaud va alors souffler de nouveau et la terre va devenir moite. Comme pendant « Aoussou », de grosses pluies peuvent tomber. La nature est à l’automne ! Dès le 8 août, c’est le « Risshu », autrement dit le début de l’automne, avec le vent frais qui souffle à nouveau, le brouillard qui descend et les cigales nocturnes qui se remettent à chanter. Cette phase se poursuit jusqu’au 22 août. Elle est suivie d’une période de chaleur modérée nommée « Shosho ». En effet, à cheval entre août et septembre, les fleurs de coton mûrissent et la chaleur commence à s’atténuer. Quant au riz, il arrive à maturité. C’est le temps du « Hakuro », la rosée blanche qui luit sur l’herbe alors que les hirondelles vont prendre leurs quartiers ailleurs. Le « Shûbun » n’est plus très loin. C’est en effet l’équinoxe d’automne. Il reste deux moments, entre octobre et novembre, au seuil de l’hiver. D’abord le « Kanro » et sa rosée froide lorsque les oies sauvages sont de retour et que les chrysanthèmes fleurissent. Ensuite, c’est l’heure du « Sôkô », le gel qui marque l’installation de l’hiver. Demain, ce sera le nouveau retour du « Rittô » et le cycle reprendra une nouvelle fois…

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Les proximités de ce calendrier japonais avec nos propres métaphores agraires sont remarquables et nécessitent une étude en bonne et due forme qu’il est difficile d’envisager dans l’espace de cette chronique. C’est que ces derniers mois alors que j’écrivais de brefs poèmes dans le style japonais, il a fallu que je garde un œil sur les saisons. En effet, le haiku est un poème bref qui accorde beaucoup d’importance au passage des saisons et à ce qui les accompagne dans la nature. Le passage d’un oiseau, l’éclosion d’une fleur ou un simple brome ont toute leur importance dans ces poèmes qui sont des feuillets de contemplation. Dans les haïkus, on tente de retenir l’absolu, instaurer des instants suspendus et capturer les ressorts de la perception. Avec seulement quelques mots, les évidences surgissent comme un éclair d’éternité. C’est ce que les Japonais nomment le « Satori » qui est aussi bien un éveil spirituel qu’une illumination fugace. Pour enter dans ce monde du haïku, il a fallu passer par plusieurs apprentissages : celui des saisons telles que les vivent les Japonais, celui des grands maîtres du haïku et aussi celui de la vision d’unité à laquelle invite la spiritualité japonaise. J’ai dès lors écrit plusieurs de ces petits poèmes qui se présentent en tercets. Les miens saluent l’automne qui vient de passer et je voudrais en conclusion de cette chronique vous en proposer quelques-uns. Le premier est le suivant : « A l’orée de l’automne / je ne vois plus/Baba Aoussou ». Le second est un fruit « Flamme rouge/la texture des coings/fond dans la casserole ». Mon troisième est une pluie : « Tonnerre sur les meules/La poussière frémit/l’automne ruisselle ». Ces instantanés ont pour but de saisir la chose telle qu’elle est à l’instant même du poème. Je ne sais pas si j’y ai réussi mais j’avoue continuer à apprendre et désire partager cette expérience dans un livre à paraître intitulé « Satori ou l’automne des paradoxes ». En attendant entre Nuits blanches et « Shôkan », vivons le partage des saisons …

Hatem Bourial Tunis-Hebdo du 07/01/2019




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