Tunisie : Un discours militaire-à-terre

Tunisie : Un discours militaire-à-terre
Édito
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Il y a fort à parier que seuls les plus avertis, ou les plus futés, d’entre les politiques ont compris le message adressé par Essebsi aux Tunisiens. En fait, il n’y en avait qu’un seul, mais sacrément bien enveloppé, comme le sandwich qu’une maman précautionneuse glisse dans le cartable de son enfant. Essebsi a tout simplement prévenu que l’Armée va « prendre les choses en main », comme au bon vieux temps où elle était appelée à la rescousse par le régime en place pour « réprimer » les mouvements de foule au nom de l’ordre public, de la protection des édifices nationaux, des richesses et des biens de la communauté.
Une armée marginalisée
En fait, Bourguiba, au gré des tentatives de coups d’Etat (1962 et 1980) et des soulèvements populaires (1978 et 1984), a fini par transformer l’armée en une institution de génie civil et agricole, banalisant voire marginalisant, au nom du pacifisme, son rôle originel de bouclier de la nation. Il voulait surtout, cela se comprend, qu’elle n’acquiert pas de « tempérament putschiste » à l’instar de toutes les armées arabes des régimes non-monarchiques. Bourguiba s’est d’ailleurs toujours targué d’être à la tête du seul régime « civil » du monde arabe, avec une armée plus au service du développement que « guerrière ». N’empêche que de son temps, et même sous Ben Ali, l’armée Tunisienne a rayonné mondialement par le savoir-faire et la haute qualification de ses contingents d’officiers comme de soldats, lors, notamment d’opérations de maintien de la paix, entre autres, au Congo, au Cambodge et au Kosovo.
Les purges de Ben Ali
Ben Ali est issu de cette tradition que Bourguiba a imposée aux forces militaires, sauf qu’il était dedans. Putschiste lui-même, donc plus que jamais conscient du danger que représente une armée mêlée au pouvoir, Ben Ali a persévéré dans la voie de Bourguiba, marginalisant encore plus l’institution en supprimant le service militaire obligatoire et en allégeant le budget de l’armée jusqu’à affamer les soldats. Entretemps, étant un « habitué » des lieux, en plus d’avoir assuré, pendant un bon bout de temps, les renseignements militaires, il a réussi à faire des purges, soit par la répression systématique et la torture (le cas des militaires supposés islamistes de l’affaire de Barraket Essahel), soit par l’assassinat pur et simple (l’explosion de l’hélicoptère transportant quasiment la moitié des hauts officiers responsables du commandement des trois armées, dont le redoutable général, feu Abdelaziz Skik).
Etre du côté du peuple, un choix délibéré
La révolution a carrément compliqué les choses. Qui pourrait attester aujourd’hui qu’elle n’a pas, au départ, tenté d’agir pour protéger le régime en place (l’affaire des snipers) ? Ben Ali savait que les « limites » qu’il a infligées à l’armée diminuent considérablement les chances de la voir s’opposer au peuple sans s’effondrer et sans devenir, à la faveur des mutineries, une armée « révolutionnaire » qui hisserait un des siens à la tête du pays. Mais, heureusement (pour les uns) ou malheureusement (pour les autres), il n’y avait à la tête de l’armée aucun général digne de ce nom qui aurait su attraper au vol cette opportunité de s’emparer du pouvoir avant que le peuple ne « renverse » le dictateur en place. Un Skik ou un Sériati auraient peut-être eu ce cran ? Qui sait ? L’implication de puissances étrangères dans ce qui s’est passé en Tunisie était certainement « dissuasive » pour tous ceux qui, dans l’Armée, ambitionnaient un rôle de premier ordre dans le pays, après le 14 janvier 2011, entres, Rachid Ammar.
Comment se défaire de l’étiquette d’armée « amie » ?
L’aiguillage qui s’est opéré, en quelques jours, dans le rôle de l’armée, est assez spectaculaire. Tout d’un coup, les Tunisiens se sont retrouvés avec une institution à leur côté qui « sécurisait » leur révolution et les appelait à s’organiser pour se défendre (les comités de défense de quartiers). Une armée qui était à dix mille lieues de tirer un balle en direction d’un citoyen quel qu’il fût. C’est ce « rôle » que le Tunisien a pris pour de l’argent comptant. Rôle corroboré par l’engagement de l’Armée dans la lutte contre le terrorisme, objet d’un consensus national, du moins pour les partis d’obédience non-islamiste. Confinée dans ce nouveau rôle de « grande amie », l’Armée a même cédé devant certains mouvements protestataires. Elle a même « rebroussé chemin » à Kerkennah, une première dans les annales des armées et un dangereux précédent pour ce pays.
Essebsi a-t-il les moyens de sa mise en garde ?
C’est pour ces raisons que le discours de Caïd Essebsi ne vaut que par cette décision solennelle de recourir à l’armée pour protéger, selon ses dires, l’économie. Une sorte de mise en garde à peine camouflée, enveloppée de propos sur le péril qu’encourt la démocratie, tel le sandwich que la maman précautionneuse glisse dans le cartable de son enfant. Oui, mais Essebsi a-t-il véritablement les moyens de mettre en garde, même si l’autorité suprême sur les forces armées lui revient ? L’armée, ou plutôt ceux qui la dirigent, sont-ils conscients qu’au cas où les protestataires prendrait les choses à la légère ils seraient appelé à « réagir » ou à et perdre l’auréole dont le peuple l’affuble encore ? Le discours d’Essebsi est en définitive une tentative de redéfinir le rôle futur de l’Armée dans un pays où la notion d’Etat s’est presque évaporée. Mais n’est-ce pas trop tard ? Essebsi, et derrière lui la classe dirigeante, ont-ils « négocié » avec l’armée le risque de la voir user de la force pour mater les contestations ? En attendant, seule une escalade du côté de Kamour, à Tataouine, pourrait confirmer ou infirmer les vrais desseins du pouvoir en place.



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