Tunis : Zouhair Yahyaoui raconte son arrestation par la police en juin 2002

Tunis : Zouhair Yahyaoui raconte son arrestation par la police en juin 2002
Tribune
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TRIBUNE | Par Zouhair YAHYAOUI
En mémoire de Zouhair Yahyaoui, pionnier de la cyberdissidence en Tunisie, décédé le 13 mars 2005, nous publions, 13 ans plus tard, librement grâce à la révolution, le récit de son arrestation, en 2002.
Parce qu'un jour, la nouvelle génération tunisienne post-révolution s'étonnera quand on leur dira que des milliers de sites internet étaient bloqués parce que "l'Etat", pour sauvegarder son "prestige" et son "autorité" ne voulait pas que les citoyens découvrent ce qui se passe dans la vie politique, économique, sociale ... Que la carte postale de la Tunisie, "terre d'asile, de paix" et tous ces clichés n'était que "le dessin macabre du régime de Ben Ali, qui enterrait les Tunisiens et leur souffrance. Parce que la nouvelle génération ne peut concevoir internet sans youtube, il faudra rappeler, qu'avant 2011, à chaque fois qu'on tapait l'adresse www.youtube.com, on avait le message "404 erreur not found".
Il faudra rappeler le militantisme de ces cyberdissidents, notamment celui Zouhair Ettounsi, à jamais dans l'histoire nationale de la Tunisie. Parce qu'on ne peut "être" sans cette précieuse chose qu'est "la liberté d'expression".
Lilia Weslaty

 
 Récit d'Ettounsi
26 juillet 2004
A tous ceux qui récusent la société si vile que la dictature tente de nous infliger. A mon père qui ne m’aura jamais revu libre. A ma Sophie, ma mère, mes sœurs, mes frères... et tous ceux qui m’ont incubé dans leurs cœurs. Aux cyberdissidents qui m’ont gavé de petit lait lors de mes grèves de la faim. Aux emmurés privés d’opinion, de politique et de droits communs.

En flagrant délit de liberté d’expression, voilà comment les agents de la direction de la sûreté de l’État m’ont fauché à Focheville (Patronyme colonial de Ben Arous). En cette fin de journée-là, un mardi 4 juin 2002, à 18h45, nous étions neuf internautes tellement subjugués par les bienfaits du monde virtuel que personne n’a fait attention au bouclage du publinet par un nombre démesuré d’agents en civil. Après un laps de temps très court, cinq voitures calfeutraient l’entrée du publinet en déversant leurs importunes cargaisons à l’intérieur du local.

J’étais à côté d’un client qui n’arrivait pas à atteindre sa boite aux lettres hébergée en France. On parlait de censure post-referendum et je lui expliquais, entre autres, un moyen simple mais efficace de déjouer le dessein des censeurs en passant par le portail coréen de la même compagnie, ou encore en utilisant simplement nos dossiers favoris et liens anticensures du navigateur. Une tierce, et ô combien malheureuse, personne, un bachelier qui venait de décrocher son premier job d’été, suivait notre débat avec un intérêt singulier d’autant plus que c’était son second jour d’apprentissage et qu’il devait m’aider pendant la saison estivale à tenir le local et surtout à défendre la réputation de notre publinet non conventionnel où tous les sites étaient accessibles.

Au moment du blitz policier, il y avait plus de personnes que de mètres carrés à l’intérieur du local. Les cyberflics, comme parachutés du ciel, se sont très vite éparpillés partout exigeant un haut-les-mains général et nos cartes d’identité nationale. L’un d’eux, aux allures de professeur universitaire s’était attablé au serveur et fut tout de suite récompensé car avant d’aller secourir mon client j’avais commis l’inadvertance de laisser mes deux boites email ouvertes ([email protected] et [email protected] qui m’ont été soustraites depuis) ainsi que d’autres pages, chacune plus préjudiciable que l’autre, le forum de TUNeZINE où Ivan le terrible voulait comprendre le déni d’accès au site affiché par l’hébergeur Voila (suite au pompage intentionnel de fichiers perpétré par ces mêmes cyberflics), le dernier message d’un échange de mails avec le cheikh Salah Karkar à propos d’un article diffamatoire de la presse de caniveau du régime, emprunté au coiffeur voisin pour le scanner et l’envoyer à l’intéressé, des témoignages de mon amour pour Sophie...

Je m’attendais toujours à ce moment funeste et j’ai demandé tout de suite à l’exécutant qui fouillait mes poches de consentir à me laisser parler au type installé sur ma chaise afin d’abréger le calvaire des innocents présents, visiblement très terrorisés par un aussi fort déploiement policier. Une béatitude impertinente se dégageait du faciès de ce monsieur et sans lui adresser la moindre politesse d’usage, j’ai craché le morceau : « C’est moi ettounsi, les autres n’ont rien à voir avec cette histoire » Le monsieur réplique sur le vif « L’écran du serveur parle de lui-même, ça se voit qu’ettounsi est présent ici mais j’ai encore besoin de vérifier une chose... le password du forum ? » après contrôle il me rappelle les mots que j’ai posté sur le forum deux jours auparavant quand il avait essayé de me dérober mon mot de passe. Peut-être pour me vexer il ajouta : « Tu te crois invincible, voilà on t’as eu ». Devant l’inconscience cocasse de ce cyberflic qui se croyait mandataire d’une quelconque noble mission j’ai répondu « Tu n’as rien eu, zéro, je ne suis qu’un anonyme parmi tant d’autres et vous ne sauriez jamais arrêter notre quête commune de liberté »

Alors que la saisie de tout le matériel commençait, j’avais la tête ailleurs et je me demandais quelle mouche (Tsé-tsé peut-être) avait piqué mon interlocuteur pour le plonger dans la suffisance mentale et le faux donquichottisme qui caractérisent les agents de la Dsé-dsé (Direction de la Sûreté de l’État). Mon inaptitude à comprendre les mobiles et aboutissants et surtout la quintessence même de l’existence de ces gens allait grandissante.

Nos cyberflics n’avaient cure de mon égarement temporaire et l’un d’eux me demanda si j’avais un ordinateur chez moi. Ma descente aux enfers allait commencer à ce moment précis car si j’étais dès le début prêt à payer les suites de mes actes, en aucun cas je ne voulais y impliquer d’autres gens sans leur consentement. Maintenant que le mal était fait j’ai dû trouver un arrangement avec eux afin de causer le minimum de désagréments à ma famille. Six d’entre eux m’ont emmené chez moi, comme si on était de vieux amis, rafler le reste de mon œuvre numérique. Tout allait se passer comme convenu sauf que la précipitation et la relative cruauté de ces gens portaient atteinte à la crédibilité du scénario. À la véranda et avant de quitter la maison j’ai entendu l’un d’eux consoler mon père en lui affirmant qu’il n’avait pas à alerter d’autres membres de la famille et que je devais bientôt rentrer chez mois ! Plus d’un an et demi est maintenant passé et je n’arrive pas encore à justifier l’anxiété, l’angoisse et la souffrance que j’ai occasionnées sans le vouloir aux miens.

Visiblement très déçus par leur maigre butin - un unique suspect, une dizaine d’ordinateurs et une centaine de supports magnétiques - les cyberflics n’ont trouvé mieux que d’arrêter le propriétaire du lieu (Taha un cadre de la Banque de Tunisie) et le gérant du publinet (Nasreddine un fonctionnaire de l’office national du commerce) deux jeunes gens honnêtes et n’ayant rien à voir de près ou de loin avec TUNeZINE mais forcés de payer au prix fort le fait de ne pas faire partie de l’armée de félons que compte le pays.

Dès notre arrivée dans les locaux de la Dsé-dsé, les flics fidèles à leurs techniques infaillibles s’emparaient de la personne la plus terrorisée de nous trois, en l’occurrence Taha, quant à Nasreddine et moi-même, nous avons été conduits dans un bureau séparé. Mis face au mur pendant trois interminables heures et sommé de ne pas adresser la parole à mon présumé acolyte avant qu’ils l’emmènent lui aussi, entre temps j’ai eu droit à un court interrogatoire en présence d’un informaticien qui n’intervenait pas et posait ses questions via mon vis-à-vis. Avant minuit un autre flic est venu me chercher et m’a emmené au troisième étage pour un autre interrogatoire où il était surtout question de mot de passe du site, le fonctionnaire qui m’a interrogé n’a pas oublié de mentionner qu’il trouvait mon petit-nègre de français lamentable et m’a exhorté en fin connaisseur de me limiter uniquement au dialecte tunisien.

Vers minuit des policiers m’ont conduit aux désormais mythiques sous-sols du ministère de l’intérieur et jeté dans une de leurs geôles. Un prétendu toubib est venu me voir et suite à sa question si j’avais des maladies chroniques. J’ai eu un plaisir fou à le démasquer quand il a voulu savoir la traduction arabe d’hernie discale et de double sténose rénale ! Peut-être était-ce un docteur qui avait fait des études dans un pays du Machreq mais le fait d’avoir mis un cafard dans la bouteille de lait qu’il m’a proposé rendait son appartenance au corps médical surréelle et ce n’est pas sa demi-baguette de pain rassis et moisi qui allait me faire changer d’avis.

Quelques heures plus tard j’ai été réveillé par des bourdonnements étourdissants, un mélange de cris, de blasphèmes et de heurts émanant de la geôle numéro un. Il m’a fallu d’interminables minutes d’anxiété pour saisir qu’une horde de fonctionnaires du ministère de l’intérieur suivait un match de foot à la télé.

Le fait de manquer le premier match de la sélection tunisienne en coupe du monde (5 juin 2002) me confirma la règle qu’un malheur n’arrive jamais seul, mais ce qui me préoccupait le plus c’était la défaite prévisible de notre team et sa conséquence immédiate : mon lynchage par des hooligans déchaînés. Dès la fin de la partie, un officier de police est venu déposer le gibier de potence (moi) entre les poings d’un enquêteur fou furieux qui avait mal digéré la piètre prestation de notre onze national et j’étais conscient qu’à mon premier « Non » ce tortionnaire n’allait faire qu’une bouchée de son bouc émissaire (encore moi)...

ettounsi de TUNeZINE 26-07-2004



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