Sahbi Jouini : « La loi antiterroriste en Tunisie est injuste et doit être révisée »

Sahbi Jouini : « La loi antiterroriste en Tunisie est injuste et doit être révisée »
Sécurité
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[dropcap]S[/dropcap]uite au drame survenu dans la délégation d’El Fahs, dans le gouvernorat de Zaghouan, la nuit du 3 janvier 2015, où un policier, Mohamed Ali Charaabi, a été poignardé au cœur puis égorgé par « un groupe extrémiste takfiriste », nous avons rencontré Sahbi Jouini, secrétaire général de l’Union nationale des syndicats de la sûreté tunisienne.Lors de l'entretien, il nous a exposé sa vision de ceux qui se disent "djihadistes". Il est aussi revenu sur la politique des régimes de Bourguiba et de Ben Ali, ainsi que le rôle des imams en Tunisie. Contrairement à ce que pourrait croire beaucoup d'islamistes, M. jouini considère lui-même la loi antiterroriste de 2003 en partie injuste, demandant de la réviser et d'en faire la priorité n°1.
​Leur "chariaa"
"Le policier Mohamed Ali devait marcher à pieds quatre kilomètres à chaque fois qu’il rentrait chez lui parce qu’il habitait dans une zone rurale. Il a été braqué", rappelle Sahbi Jouini en insistant sur la situation précaire de la vie d'un sécuritaire en Tunisie. [pull_quote_center]  "Les terroristes l’ont exécuté, avec leur chariaa, il y a eu sûrement un cheikh qui leur a fait une fatwa. Il s’est défendu et son doigt a été coupé, il a été défiguré, il y avait des traces de lutte...", dit-il avec amertume.   [/pull_quote_center] "Six mois plus tôt, le même groupe impliqué dans l'assassinat a été déjà arrêté, il voulait incendier un poste de police... Ces hommes se sont réfugiés dans une mosquée à El Fahs. ​N​ous avions saisi des Molotov, des couteaux. [...] Ils vivent avec nous, devant nous, parfois il y a des altercations avec les sécuritaires, ils les appellent ''taghout'' "​, raconte Jouini. Cependant, après l'arrestation, le groupe a été libéré, en juin 2014. M. Jouini ne comprend pas pourquoi la loi antiterroriste n'a pas été appliquée. "Notre collègue serait vivant aujourd'hui si ça était le cas", poursuit-il.
"Dhijadiste, takfiriste, criminel et takfiriste"
En parlant de "djihadistes", Sahbi Jouini nous interpelle refusant ce terme, " ce ne sont pas « des djihadistes », ce sont des terroristes »,​ rectifie-t-il. [quote_box_center] « Je refuse ce genre de termes, ils se disent ''djihadistes'', est-ce ça le djihad ? C’est une bande de criminels qui tuent les sécuritaires et les militaires pour pouvoir imposer leur chariaa, ils commencent par le sécuritaire et le militaire pour après passer aux citoyens. » [/quote_box_center] M. Jouini est un croyant musulman. La notion de "djihad" a un tout autre sens pour lui ;  il renvoie aux actions d'un homme qui "fait le bien autour de lui et qui croit en Dieu", une conception du "bien" que les terroristes ne partagent pas avec lui... Les terroristes sont souvent  désignés par le terme « takfiristes » aussi, notamment dans les communiqués du ministère de l'Intérieur. D'après le syndicaliste, les « takfiristes" sont ceux qui adoptent une doctrine émanant de fatwas où on qualifierait à tort et à travers les gens de non musulmans.  [quote_box_center]

« Lorsque tu comprends leurs fatwas, leurs doctrines, tu comprends leurs actes, leurs comportements et ce qu’ils planifient de faire. Dans leurs doctrines, cette terre c’est une terre de ''kofr'' et tous ceux qui y sont sont des ''koffar''. Ils accusent tout le monde de ''mécréance''(1). Nous avons vu l’exemple de l’Algérie, comment ils tuaient les enfants... Leurs fatwas leurs permettent aussi de faire du commerce de la drogue, de voler, de faire des braquages. L’argent qu’ils ramassent leur permet de continuer leur ''djihad''. Lorsqu’ils ont ce genre de virus ils ne changent plus. »

[/quote_box_center] Pessimiste quant à une quelconque réhabilitation ou intégration des personnes qui se mettent à faire "du djihad", Jouini dément les profils présentés des terroristes par les spécialistes du terrorisme (marginalisés sur le plan socio-économique).  [pull_quote_center] « Il y en a de tous les âges, 14, 17, 30, 50 ans. Le terroriste peut être docteur, il peut être juge, sécuritaire aussi - nous avons trouvé des sécuritaires salafistes -, comme il peut être analphabète, vendeur d’alcool... c’est une maladie !» [/pull_quote_center] Le 8 janvier 2015, le juge d’instruction du 12ème bureau près du tribunal de première instance de Tunis a décidé, d’émettre un mandat de dépôt contre Abdelkarim Laabidi, ancien responsable à la direction centrale de la police des frontières qui a été transféré à la direction de l'équipe de protection des avions à l'aéroport de Tunis-Carthage, en 2013. Il serait impliqué dans l'assassinat du député Mohamed Brahmi en juillet 2013. Il a été accusé de complicité avec "une police parallèle" et d’avoir fourni son véhicule aux assassins de Brahmi.
L'« assèchement des sources » une politique appliquée en Tunisie depuis 50 ans
Sahbi Jouini reconnait, sans gêne, le fait que les sécuritaire étaient les instruments de la répression contre les islamistes sous les régimes Bourguiba et Ben Ali. Il reprend même le terme utilisé par les islamistes pour désigner cette politique oppressive "l'assèchement des sources". D'après Jouini, cette politique a favorisé le phénomène de terrorisme en Tunisie. [pull_quote_center] « Ça fait plus de 50 ans que ça dure, c’est une réalité, c’est ce qu’on appelle ''assèchement des sources'' [tajfif al manabea]. Nous espérions l'assèchement des racines du terrorisme, et non l'assèchement des racines de la religion islamique, la pauvreté, et '' la soif religieuse, spirituelle'' du Tunisien... Ces gens suivent alors les chaînes satellitaires et ils apprennent ''leur religion'' à travers ces chaînes. Ils s’éloignent du discours de la Zitouna ! "   [/pull_quote_center] M. Jouini évoque aussi "l'isolement des imams de leur peuple". Selon lui, cela a exhorté le "citoyen tunisien lambda, musulman" à chercher des réponses à la télévision. "Ils écoutent les cheikhs du wahabisme, et ça devient leur référence religieuse", explique-t-il.  ​Pour faire face à "ce vide spirituel", le rôle des imams dans les mosquées serait​ très important argumente-t-il.  Cependant, pour Jouini, ​le mufti actuel de la Tunisie serait lui-même « salafiste »​(2), dit-il sans réserve, pour s'attaquer ensuite à l'ancien ministre de les Affaires religieuses. [quote_box_center]

. « Le responsable de la nomination des imams aujourd’hui en Tunisie est un salafiste », estime-t-il. Et du temps de la Troika, « nommer un ministre des Affaires religieuses... et  lui demander de nettoyer les mosquées, à qui mentent-ils ? », dit-il en faisant référence à l’ancien ministre des Affaires religieuses Noureddine Khadmi

[/quote_box_center] « C’est pour ça, on dit la vérité et à cause de cela nous sommes poursuivis en justice et on nous parle du devoir de réserve », dit-il. 
« La loi antiterroriste en Tunisie est injuste et doit être révisée »
« Nous demandons qu’il y ait une révision de la loi antiterroriste avec la commission de la LTDH [Ligue tunisienne des droits de l’Homme], et nous voulons qu’il y ait cette révision parce qu’il y a beaucoup d’injustices dans cette loi, des procès d’opinion », réclame M. Jouini. [quote_box_center]

« Avant, une personne qui avait un livre était arrêtée, condamnée à 5 ans, 10 ans de prison. [...] Par exemple, si la loi antiterroriste avait été appliquée avec le groupe d’El Fahs... Pourquoi ont-ils été libérés ? Ils étaient accusés d’obstruction à un fonctionnaire au cours de son travail. Si la loi avait été en application ils auraient pu avoir plus de 10 ans, pour ''formation de groupe criminel, port d’armes, complot contre la sûreté de l’Etat'' Nous aurions pu les éviter pendant 10 ans et notre collègue [ Mohamed Ali Charaabi] ne serait pas mort. »

[/quote_box_center] Le syndicaliste affirme aussi que la situation en Tunisie est « sous contrôle », qu’il y a  « des réussites sécuritaires ». Par contre, ce qui manque, d’après lui, c’est la révision de la loi antiterroriste et la volonté politique.  [quote_box_center] « Ce qui nous gêne, c’est qu’il y a un vide juridique dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, et ceci demande le soutien d’une décision politique. Il faut que l’équipement, que les moyens soient mis à la disposition de l’institution sécuritaire. Le dossier sécuritaire doit être la priorité numéro 1, un soutien financier. Regardez en Algérie, leur salaire a été augmenté, trois fois. Je ne veux même pas parler de notre prime de risque [20 dinars], je la considère comme une honte, un scandale pour les sécuritaires. » [/quote_box_center]
Qui laisse les armes entrer sur le territoire tunisien ?
L’autre gros problème concerne le trafic d’armes en Tunisie. Comment ces armes échappent-elles au contrôle des douanes, aux frontières tuniso-algériennes, tuniso-libyennes, par les ports ? [pull_quote_center]

« Ce n’est pas le moment d’en parler, riposte M. Jouini. Nous en connaissons les responsables. Je sais qui fait passer les armes mais ce n’est pas le moment. Je me réserve, je me dispense de répondre. »

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Terrorisme VS respect des droits de l’Homme
Pour illustrer le "respect des droits de l'Homme en Tunisie",  Sahbi Jouini donne comme exemple les États-Unis, et rappelle que « la pendaison existe dans la loi tunisienne », en moratoire. « La pendaison existe aux États-Unis et c’est un pays démocratique. Eux, ils ne reconnaissent pas les droits de l’Homme ? Ça veut dire quoi égorger une personne ? Une personne qui a déjà égorgé une poule ça demande de l’effort, et là on parle d’humain, tu le mets à genoux et tu l’égorges, d’accord ! Ceux-là ne croient pas aux droits de l’Homme, comment veux-tu qu’ils en jouissent ? Nous ne demandons pas de les torturer, nous sommes contre la torture, sommes-nous des monstres comme eux ? Nous demandons des lois implacables pour que ces gens soient un exemple pour les autres, que la durée de l’emprisonnement soit plus longue, et que celui qui tue soit pendu. ''Mela chnawa'', on dépense de l’argent pour eux aussi ? Celui qui tue doit être pendu ! Selon la loi : c’est pas ma loi à moi, c’est selon la loi et les lois qui se trouvent dans le monde entier. Sommes-nous plus démocrates que l’Angleterre ? » Alors qu'aux Etats-Unis les scandales de torture et de l'impunité ne cessent de souiller l'image de ce que devrait être un pays démocratique, en Tunisie, Amna Guellali, directrice du bureau de Human Rights Watch à Tunis, ne cesse d'expliquer, face à M. Jouini et Chokri Hamada, que « la lutte contre le terrorisme ne peut être aux dépens des principes fondamentaux de l’État et de la Constitution, car ceci serait une victoire pour les groupes qui ne croient pas en l’État, ni aux droits ». ​De son côté, M. Jouini, qui vit sous des menaces de mort, sans aucun garde du corps,  voit les choses autrement, "je vis au jour le jour, je m'attends à être assassinat à n'importe quel moment", nous confie-t-il. [quote_box_center]

« Je vis au jour le jour​, ma vie dépend de Dieu. Nous avons des projets que nous préparons. Même s’il y a quelque chose qui m’arrive, les projets se poursuivront. Il y a des précautions sécuritaires que nous prenons quotidiennement. Sincèrement je suis fatigué, depuis trois ans je vis comme un ''metchared'' [sans-abri]. J’ai 41 ans, je ne vis plus avec ma femme et mes enfants, chaque nuit je suis dans un endroit, mais Dieu merci. Je n’ai pas de gardes du corps, je suis policier, je ne vais pas avoir une protection moi-même ? Mais j’ai mon arme , j’ai refusé d’ê​tre accompagné. Mes collègues voulaient assurer ma sécurité... Ce que ces gens [les terroristes] peuvent faire le plus c’est appliquer la volonté de Dieu. Si Dieu veut que je meure ça viendra. »

[/quote_box_center] Récemment, une cellule, à la Soukra, planifiait de le tuer ; "ils avaient une arme avec un silencieux... Leurs menaces émanaient de fatwas, de sites Internet". [quote_box_center]

"Je n’ai pas reçu de menaces directes, plutôt via les pages Facebook.  L’une des fatwas disait ''ne consulte personne lorsque tu le décapites'', et moi-même j’étais à la tête de liste des assassinats. Des gens sont venus à ma maison, le jour de l’exécution ils ont été arrêtés."

[/quote_box_center]​ Quatre ans déjà depuis la fuite de Ben Ali, les sécuritaires garderaient encore les anciens réflexes de la dictature. Avec des frontières passoires où les armes ne cessent de passer pour arriver jusqu'à la capitale, les policiers subissent encore plus de pression et les dérapages quant au droit des accusés, ne cessent de se multiplier. L'exemple le plus flagrant a été la publication d'une interrogatoire par le ministère de l'Intérieur même, où son porte-parole Mohamed Ali Aroui dit le faire pour que les Tunisiens "haïssent" les terroristes. Ces transgressions des fondamentaux de la justice en Tunisie ne sont presque pas visibles pour l'Etat, resté impassible.  Après avoir obtenu récemment le droit du port d'armes hors des heures du travail, suite aux menaces qui pèsent sur eux, les sécuritaires demandent avec insistance des solutions,  "où les erreurs du passé seraient dépassées" pour que la lutte contre le terrorisme en Tunisie soit plus efficace, et pour respecter la vie humaine, qu'on soit sécuritaire ou "terroriste".



Tunisie : 754 personnes recherchées arrêtées en un jour

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