Justice transitionnelle et respect des objectifs de la Révolution du 14 Janvier

Justice transitionnelle et respect des objectifs de la Révolution du 14 Janvier
National
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Le terme de cafouillage caractérise bien la situation actuelle en Tunisie. Le fossé séparant les gouvernants des gouvernés s’élargit de plus en plus. Une alliance à trois censée gouverner le pays et entamer la transition vers un régime démocratique s’essouffle déjà et ne trouve pas mieux que de reprendre les anciennes méthodes de gouvernement. Deux gouvernements Ghannouchi, un gouvernement Essebsi et un gouvernement fortement nahdhaoui, tous les quatre, post révolutionnaires, ont été dans l’incapacité d’apporter des solutions efficaces, crédibles et innovatrices à deux questions intimement liées à toute transition démocratique et nationale à savoir : la sécurité et l’argent. Mal gérés, ces deux secteurs deviennent des enjeux réels pour un retour en arrière et une négation des sacrifices accomplis par le peuple tunisien pour s’émanciper de la dictature. La réussite d’une transition nécessite aujourd’hui une réponse claire et sans équivoque aucune à deux questions fondamentales : la lutte contre la corruption, le sort des biens confisqués. Quelles ont été les réponses apportées à ces trois «chantiers» depuis le 14 janvier 2011 ? 1- Lutte contre la corruption Dans certaines conditions, et dans la perspective de lutte contre la corruption, on peut s’attaquer aux effets plutôt qu’aux causes réelles de la corruption. Dans la Tunisie post révolutionnaire, et au vu de ce qu’a connu le pays comme pillage durant plus de vingt ans, le choix est simple : s’attaquer immédiatement aux effets de la corruption. Il reste entendu que l’objectif final reste l’engagement d’un processus de changement et la détermination d’une démarche de changement qui fait référence à différentes étapes qui seront franchies pour promouvoir et instaurer ce changement. La corruption est une situation pathologique, le pillage un état de gangrène. Ces deux états consacrent la transgression par le corrompu et le corrupteur des dispositions légales et règlementaires, de la morale, des interdits et de la spiritualité. Après le 14 janvier, ce diagnostic a été établi en Tunisie par un Audit indépendant, fruit des recherches de divers acteurs de la société civile (voir les familles qui pillent la Tunisie) plus ou moins exhaustif. Cet Audit de la corruption et du pillage a retracé la chronologie, les acteurs, les secteurs et les domaines d’intervention. À l’inverse, l’impact de l’action de l’État et de ses organes de contrôle d’après le 14 janvier, le rôle de la CNICM*, de la justice ont été pour ainsi dire insignifiants dans la lutte contre la corruption et la poursuite des corrupteurs/corrompus. La palme d’or de la médiocrité du travail mal fait revient sans conteste à la CNICM. Cette dernière, créée par Ben Ali le 13 janvier 2011, dans le cadre d’une dernière tentative du dictateur de réformer son système, s’est évertuée à respecter les désidératas du déchu en réussissant la magistrale entourloupette de passer sous silence qu’une révolution a eu lieu le 14 janvier !!! Rien que cela. Cet esprit de la réforme du système de Ben Ali a plané sur les travaux de la CNICM qui ont abouti à la publication d’un rapport sur les investigations menées par la commission. Bien que mis en forme sous le contrôle «académique» de trois ex-doyens de faculté de droit, ce rapport est entaché de deux grandes catégories de vices :
  • La première est académique et se résume en l’absence de méthodologie, l’incompétence, la méconnaissance des mécanismes de la corruption, et l’absence de vision claire quant aux objectifs à atteindre.
  • La seconde catégorie de vices est plus pernicieuse et dénote une volonté délibérée de détourner l’opinion publique -très vigilante sur la question- des véritables acteurs, secteurs et domaines de corruption des 23 ans de règne mafieux de Ben Ali.
Plus dangereuse encore sera cette tentative de limiter la corruption à la dernière décennie de sévices du dictateur. En adoptant de manière délibérée une démarche populiste et infructueuse d’ouverture des portes des locaux de la CNICM à de longues files interminables de plaignants hétéroclites allant de la victime d’un agent municipal à l’association d’intérêt public dépossédé d’un terrain (d’une valeur de plus de 100 millions de dinars) agricole avec changement de vocation et installation d’une grande surface en faisant fi de toutes les dispositions légales et règlementaires en vigueur. Ce cafouillage voulu avait pour seul objectif de taire l’intérêt stratégique des documents saisis dans les palais présidentiels dont le traitement professionnel aurait suffi à lui seul à régler 80% de la grande corruption, de la corruption d’acquisition et de la corruption d’accélération. Parallèlement à cela, les gouvernements successifs d’après le 14 janvier : Ghannouchi I et II, gouvernement Essebsi ont adopté profil bas sur le sujet hormis la publication de la liste des biens confisqués appartenant aux délinquants du clan Ben Ali – (Décret-loi n° 2011-13 du 14 mars 2011, portant confiscation d’avoirs et de biens meubles et immeubles) Décret loi qui pose lui, également, problème car personne n’est à même de dire quels ont été les critères adoptés pour arrêter cette liste. L’actuel gouvernement légitime de H. Jebali n’a pas fait mieux : Au niveau institutionnel quatre ministères sont compétents en la matière : oui 4 ! Le ministère de la gouvernance et de la lutte contre la corruption, le ministère de la justice transitionnelle, le ministère de la réforme administrative et le ministère de la justice. Ajoutez à cela la commission permanente de lutte contre la corruption et la boucle est bouclée ! ! ! Est-ce que cela dénote une véritable volonté politique de lutte contre la corruption ? Ou bien de faire perdurer le cafouillage en ne sachant pas qui va faire quoi ! 2- C’est quoi cette histoire de réconciliation/repentir ? L’avocat de Ben Ali déclare que ce dernier a légitimement acquis ses biens, Leila Trabelsi a «vomi sa vérité» et Belhassen Trabelsi demande pardon au peuple tunisien et se dit prêt à se présenter devant la justice tunisienne si cette dernière présente des garanties d’équité et d’impartialité (exactement comme celle que nous a servie son beau-frère pendant 23 ans)… Et tout le monde de plonger pieds et poings liés dans une opération de réconciliation/repentir !!! Mais qui doit se réconcilier avec qui ? Est-ce que 11 millions de tunisiens spoliés, torturés, assassinés et démunis de leurs droits les plus élémentaires doivent se réconcilier avec 1890 assassins, tortionnaires, bandits, brigands, voleurs, spoliateurs dirigés par un chef mafieux et sa famille ? Est-ce que les militants des droits de l’homme, la Ennahdha, le POCT, les patriotes démocrates, les journalistes, les syndicalistes, les régions déshéritées, le peuple du bassin minier, les intellectuels doivent se réconcilier avec ce ramassis de mafieux suceurs de sang ? Voilà ce qui est proposé : En tout état de cause et bien que je sois personnellement contre toute forme de réconciliation même si elle est la conséquence d’un pardon et d’un repentir : La réconciliation ne doit pas toucher les lignes rouges qui sont en gros une vingtaine de personnes dont ZABA. Que faire ? Faire comme si la CNICM n’a jamais existé. Reprendre la totalité des documents saisis dans les palais de Carthage et de Sidi Bou Saïd ; charger une équipe pluridisciplinaire de lister ces dossiers par thème : chronologie, acteurs, secteur, importance… Et reprendre l’investigation à zéro en considérant qu’aucun dossier n’est clos. Charger une seconde équipe de spécialistes d’établir de manière claire et chiffrée les institutions financières ayant financé l’activité de ZABA et de ses complices durant vingt trois ans pour faire ressortir l’impact de ce financement sur le déficit, de développement des régions sinistrées à l’origine de la révolution du 14 janvier. Charger une troisième équipe de spécialistes pour établir la traçabilité des réseaux mafieux et de blanchiment d’argent partant de Tunis en passant par la Côte d’Azur, la Turquie et la Chine. En parallèle, faire pression au niveau international avec le soutien d’organismes internationaux pour dénoncer les paradis fiscaux et lancer des procédures de dénonciation/récupération. Faire participer une équipe intergouvernementale sous la direction d’un juge de la cour des comptes au recensement complet des marchés publics et grands travaux réalisés en Tunisie depuis 23 ans. S’assurer que les divers concessionnaires (autos, bateaux, avions, pièces de rechanges) faisant partie du clan Ben Ali ne continuent pas à percevoir des ristournes après le 14 janvier. Reprendre dans le détail le plan de flotte de Tunis Air, Enfida/TAV, etc. Il est vrai que ces mesures sont difficiles parce que « révolutionnaires » et tendent réellement à traiter les effets de la corruption de plus de vingt ans de règne mafieux. Mais que l’on s’entende bien, ces mesures révolutionnaires finiront par être mis en place car personne ne saurait faire taire la colère du peuple tunisien à ce sujet. Pour l’exécution du plan de lutte (C) et l’évaluation des résultats (D) nous ferons l’économie de leur présentation par souci de ménager le lecteur vu le caractère techniciste de ces questions. 3- Quel sort pour les biens confisqués ? Véritable chantier : qui s’y frotte s’y pique. D’abord en quoi consiste ces biens ? De l’immobilier, du mobilier et des entreprises ou sociétés.
  • Le mobilier consiste en matériel roulant, voitures de luxe, yachts, avions, meubles, or, argent, et œuvres d’art.
  • L’immobilier : terrains, palais, villas, fermes…
  • Les entreprises et sociétés : concernant les divers secteurs de l’économie tunisienne ; concessions automobiles, compagnies aériennes, quais portuaires, banques, assurances, opérateurs téléphoniques, Internet, industrie lourde, pétrole, ciment, fer, industries de transformation, industries alimentaires, commerce de voiture, d’électroménager, de drogue…
Les différentes entreprises proviennent des privatisations ou ont été créées par le recours au financement du secteur bancaire public et privé. Face à ces biens confisqués deux positions :
  • Les partisans de la cession de la totalité de ces biens.
  • Le front du refus de la vente immédiate.
Pour les premiers, les arguments sont simples voire simplistes ; la cession permettra d’éviter la dégradation de ces biens et entreprises, permettra de collecter des fonds pour l’État qui en a besoin aujourd’hui (les chiffres varient entre 400 et 1.200 millions de dinars !!!). Pour les seconds, ces arguments sont fallacieux et dangereux pour les intérêts de la communauté nationale : les entreprises et sociétés confisquées sont les véritables vaches à lait de l’économie tunisienne et ont résisté à la mauvaise gestion de l’État durant des décennies. Ce sont des entreprises qui ne peuvent être appelées qu’à prospérer si elles sont prises en charge par un fonds souverain dirigé par des compétences nationales patriotes. Quant à l’immobilier : terrains, palais, villas, fermes… concerne les endroits les plus huppés de la Tunisie: Carthage, Gammarth, La Marsa, Hammamet où le m2 rivalise avec les terrains de la côte d’Azur ou de Marbella en Espagne. Le prix de ces terrains n’est appelé qu’à évoluer vers la hausse. La cession de ces biens (entreprise et immobilier) à des étrangers risque fort de se faire au profit de prête-noms du clan Ben Ali. Si ces biens sont appelés à être cédés à des tunisiens locaux il est indispensable avant la cession de se poser une question incontournable : Qui dispose de fonds aujourd’hui en Tunisie, à même de lui permettre d’acquérir les biens confisqués ? La réponse est toute simple : Essentiellement les 2000 personnes ayant des accointances plus au moins importantes avec le clan Ben Ali. Allons-nous permettre à « ces gens » d’acquérir les biens confisqués grâce à l’argent de la rapine et de la corruption ? Évidemment non, donc pas de cession avant d’avoir fait les comptes. Tous ces biens doivent rester propriété de la collectivité nationale et gérés par un fonds souverain dirigé par des compétences nationales et cela au moins pendant dix ans jusqu’à émergence d’une nouvelle race d’entrepreneurs et hommes d’affaires clean et patriotes à même de reprendre ces affaires. Là également c’est une mesure révolutionnaire qui répond objectivement et directement aux objectifs de la révolution du 14 janvier. Et comme toute mesure révolutionnaire, elle est difficile à mettre en œuvre.

Ezzeddine MHEDHEBI Enseignant Universitaire

*CNICM :  La commission nationale d'investigation sur la corruption et la malversation. A lire aussi du même auteur:



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