Le billet de Hatem Bourial - La langue française est une composante essentielle de l’identité tunisienne

Le billet de Hatem Bourial - La langue française est une composante essentielle de l’identité tunisienne
Chroniques
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Je le dis tout haut, et étant parfaitement anglophone, je peux difficilement être soupçonné d’intégrisme francophile : la langue française est une composante essentielle de l’identité tunisienne. Je l’affirme avec d’autant de fierté que nous sommes à la veille de la fête de l’Indépendance. Je n’ai pas d’animosité envers la France. Plutôt du respect et l’honneur d’une dette : j’ai reçu mon éducation dans des établissements français. Et j’ajoute que, fils de maçon, j’ai su y trouver une place au soleil malgré la modicité des moyens de ma famille. À cette école, j’ai appris le respect, le partage et l’ouverture d’esprit. J’ai aussi appris qu’au fond, toutes les identités sont plurielles. Si nous n’étions pas francophones, nous ne serions pas ce que nous sommes aujourd’hui. La langue de Voltaire a clairement été notre fenêtre sur la modernité. Et même si son enseignement a connu diverses péripéties, elle a su se maintenir tant bien que mal. Pourquoi le français serait-il une composante de l’identité tunisienne ? Pour plusieurs raisons. D’abord, cette langue ne doit pas et ne peut pas être assimilée à la présence française. Au contraire, depuis le dix-neuvième siècle, elle a constitué – avec l’italien – un horizon pour les Tunisiens. Ce que fera plus tard le Protectorat français, c’est tout simplement diffuser plus largement cette langue grâce à ce qu’on appelait alors l’école franco-arabe. La Tunisie indépendante a confirmé et consolidé ce choix et accordé à la langue française une présence centrale. Ensuite, beaucoup de réformes sont passées par là. De Driss Guiga à Mohamed Mzali, on a beaucoup bricolé. Au bout, on sera parvenu à transformer un peuple parfaitement bilingue en peuple complètement bibègue. Il suffit d’écouter le sabir des Tunisiens, un véritable patois, un pidgin étonnant pour s’en convaincre. Désormais, on saupoudre de français l’arabe et on a l’illusion de parler la langue de Molière. Ce saupoudrage est en fait névrotique. Il renseigne sur le désir de maitriser une langue qui, désormais, échappe à beaucoup d’entre nous. Et, paradoxalement, cette illusion de parler français nous éloigne davantage encore d’une langue et d’une culture que nous nous étions totalement appropriées. L’espace d’un billet ne suffira jamais pour analyser notre situation linguistique. Toutefois, quelques points sont d’une clarté indéniable. En premier lieu, la langue naturelle des Tunisiens est l’arabe dialectal que certains, comme Hedi Balegh, nomment la langue tunisienne. Deusio, l’arabe littéraire (ou plutôt l’arabe standard) est devenu la langue de communication des médias. Cette langue, classique et moderne, est le socle de l’identité tunisienne. Tertio, la maitrise de l’italien connait un recul remarquable alors que l’anglais s’affirme de plus en plus parmi les jeunes et les élites politiques. Cela n’empêche pas de revenir sur certains points qui soulignent l’importance de la langue française. D’abord, elle peut être perçue comme une continuité de notre héritage latin. En effet, le Maghreb contrairement aux autres pays arabes parlait latin. Il en garde une spécificité qui lui donne le caractère d’une région arabo-latine. Paradoxalement, les progrès de l’anglais ne font qu’éliminer cette composante de notre identité en nous désinsérant de notre environnement (France, Italie, Espagne) et en nous assimilant au Machrek arabe. Ultime paradoxe, c’est en anglais que s’expriment les Arabes du Golfe pour lesquels il semble importer que la Tunisie tourne le dos au français, en tant que langue de masses. Je crois fermement que nous avons beaucoup à perdre en perdant notre (latin) français. Du temps de Ben Ali, j’ai été l’un des rares à souligner que l’école internationale fondée par Leila Trabelsi confisquait symboliquement la langue française au peuple. Je n’ai cessé de souligner le désir profond du peuple tunisien de parler français. J’en veux à témoin les queues qui se forment devant l’offre de cours dans cette langue. J’y crois dur comme fer : les dérives que nous vivons aujourd’hui sont aussi dues au recul de la langue française et à l’illusion d’optique qui nous fait croire que nous parlons (et vivons) encore français. Il est temps de rouvrir livres et cahiers et reprendre le chemin de la langue française. Car elle est une partie de nous-mêmes. Car elle est menacée. Car la perdre reviendrait à nous amputer d’une partie essentielle de notre identité. Il me suffit de remarquer l’incroyable explosion des jardins d’enfants qui se veulent ou se prétendent coraniques, pour constater qu’aujourd’hui le français chez nous est attaqué à la racine. Pourtant, cette langue continue à nous définir, à être l’un des pivots de notre modernité. Va-t-on laisser faire cette amputation qui ne dit pas son nom ? Allons-nous, impuissants, regarder détruire un autre de nos trésors culturels ? Ne comprenons-nous pas que tous ces bricolages incessants autour du statut du français ont pour objectif d’amoindrir l’identité tunisienne ? Intégristes de tous poils et nationalistes arabes ont le vent en poupe en Tunisie. Certains sont allés jusqu’à s’en prendre au drapeau national qui ne symbolise rien pour eux. D’autres, tels des renards avides, attendent que le corbeau lâche son fromage. Il faut le comprendre : pour un islamiste ou un nationaliste arabe, l’identité tunisienne est relative. C’est d’ailleurs pour cela que la mention d’un dessein islamiste ou panarabiste était une ligne rouge pour les partis politiques. Dans la doctrine tunisienne, nous sommes tous arabes, tous musulmans (quid des minorités ?) et personne ne peut se prévaloir de l’Islam ou de l’arabité. Il est clair que ce verrou a sauté. Et, en ce qui concerne le français, la situation demeure paradoxale. Car cette langue a été un véritable levier de notre modernité et le demeure. Le reste n’est que miroir aux alouettes depuis que le mythe d’un peuple cultivé est parti en miettes. Ce qui importe aujourd’hui, c’est un véritable projet éducatif, trilingue, car il le faut, mais qui repose sur deux nécessités. En premier lieu, que la maîtrise des langues étrangères soit effective. En second lieu que le français et l’anglais soient restitués au peuple, car ils lui ont été confisqués. Du temps de Ben Ali, nous avons connu un enseignement de classe qui a ôté au peuple les outils de son émancipation. À ceux qui en avaient les moyens, la langue française ! À ceux qui le pouvaient, l’Amérique et le Royaume-Uni ! Et pour tous les autres, un enseignement de base qui ne se souciait plus des individus, mais des statistiques d’ailleurs mensongères. En cette semaine de la Francophonie, il est temps pour les francophones de relever la tête, constater l’étendue des dégâts et reprendre le chemin des chantiers du possible.



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